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tuée à la plume d’oie sans que le nom ait varié ; et ainsi de suite : les changements des choses ne se traduisent que d’une manière restreinte par des changements de mots : car les mots étant associés à des représentations toujours très complexes s’associent facilement à des représentations qui ont avec celles d’une génération précédente quelques traits communs. Et c’est ainsi que la variation de sens de beaucoup de mots, c’est-à-dire au fond la variation des notions auxquelles est associé le nom donné, traduit des changements sociaux plus profonds : toute l’histoire de la société grecque se réfléchit indirectement dans le contraste entre le compagnon de guerre, et d’expédition maritime de l’époque homérique, l’ἑταῖρος, et la courtisane athénienne ou alexandrine, l’ἑταίρα.

De cette catégorie il faut rapprocher les changements qui ont lieu quand un mot en doit remplacer un autre frappé de quelque tabou, ou, ce qui est un fait d’espèce voisine, éliminé pour quelque raison de convenance : si les noms propres de la prostituée sont évités par convenance, on est conduit à associer à la prostituée le nom de la femme mariée ; et c’est ainsi que garce, puis fille ont été appelés successivement à fournir le nom de la fille publique : il y a ici une application d’un nom à un objet dont il n’était pas le nom propre, mais qui a été attribué à cet objet par un acte exactement comparable à celui qui a fait nommer plume la pointe de fer substituée à la plume d’oie taillée qu’on employait antérieurement ; la cause initiale est ici de nature sociale, mais cette cause sociale agit à peu près de la même manière qu’agit le changement de la réalité désignée par le nom.

Un même mot change de sens suivant les lieux ; ainsi un mot indo-européen *prtu-, qui désigne un « endroit par où on peut passer », signifie, suivant le cas, un pont, une porte, un gué (ces trois sens sont attestés en ancien iranien, dans la langue de l’Avesta) ; c’est le hasard des circonstances locales qui fait que le latin ne garde portus qu’au sens de « port » (tandis que le mot voisin porta prend celui de « porte » ), et que le gaulois ritu- dans Ritu-magus « champ du gué », le vieux gallois rit et l’anglo-saxon ford, le vieux haut allemand furt (qui sont le même mot) conservent seulement la valeur de « gué ».

Les développements de sens reflètent l’organisation sociale, l’organisation domestique. Il est intéressant par exemple de voir comment le mot qui signifie « dehors » provient du nom de la porte, ainsi en latin foras et foris, en grec : θύραζε, θύρασι,