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de « autre » ; la disparition du comparatif et du superlatif avait du reste fait perdre l’habitude d’opposer la comparaison entre deux objets (type validior manuum « la plus forte des deux mains » ) à la comparaison entre plusieurs (validissimus virorum « le plus fort des hommes » ). De même, sous l’influence de ne, les mots français pas, rien, personne ont pris, dans les phrases négatives, une valeur négative, si bien que la négation ne est devenue inutile dans le français actuel et que pas, rien, personne sont négatifs par eux-mêmes dans la langue familière et courante. Le mot latin magis « plus, de plus, bien plus », placé en tête de la phrase, comme il arrive déjà en latin, fait l’effet d’une liaison entre deux phrases et devient le français mais. On le voit, tous ces procès purement linguistiques aboutissent moins à créer un changement de sens qu’à transformer des mots à sens concret en simples outils grammaticaux, en éléments de construction de la phrase. C’est une conséquence immédiate de la nature même du procès en question.

Inversement, les catégories grammaticales servent parfois à transformer le sens d’un mot : le latin homo servait à indiquer l’ « homme » en tant qu’être humain, sans acception de sexe ; mais le genre grammatical de homo était le masculin qui, là où il a une valeur définie, a celle de désigner le sexe mâle ; le représentant roman de homo a été amené ainsi à joindre au sens de « être humain » celui de « homme de sexe masculin », et le mot vir, qui avait ce sens en latin ancien, a été éliminé. — Une même racine fournit en grec un aoriste signifiant « voir », ἱδεῖν, et un parfait signifiant « je sais », οἶδα ; ces deux sens sont anciens, car ils se retrouvent l’un dans latin videre, etc., l’autre dans sanskrit veda « je sais », gotique wait (allemand weiss), etc., et le slave oppose également vidéti « voir » à védéti « savoir » ; ils tiennent à ce que l’aoriste indiquant l’action pure et simple se prête à noter une simple sensation : « voir », tandis que le parfait, qui indique le résultat acquis d’un acte antérieur, convient pour signifier « savoir ».

Ces cas où l’agent essentiel du changement est la forme grammaticale sont d’une espèce assez rare, car les catégories grammaticales qui répondent à quelque réalité objective sont en petit nombre, et par suite les conditions de réalisation de ces procès ne se rencontrent pas très souvent ; mais la forme grammaticale du mot est partout l’un des