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Les causes générales qui peuvent servir à expliquer les changements de sens semblent pouvoir être ramenées à trois grands types irréductibles les uns aux autres, et qui constituent trois sortes d’actions différentes ; le résultat est, dans les trois cas, un changement de sens, et pour cette raison, le linguiste est disposé à les grouper ; mais les trois procès sont spécifiquement distincts et n’ont en réalité rien de commun que le résultat, si bien que, dans une étude réellement scientifique, il y a lieu de les traiter séparément.

Quelques changements, en nombre assez restreint du reste, procèdent de causes proprement linguistiques : ils proviennent de la structure de certaines phrases, où tel mot paraît jouer un rôle spécial. Ainsi, dans les phrases négatives, interrogatives ou conditionnelles, un mot vague comme homme, chose se trouve souvent avoir une valeur tout à fait indéfinie ; ainsi qu’on l’a déjà noté, les mots n’éveillent en général pas expressément l’image des objets auxquels ils sont associés ; et dans des tours de ce genre, très vagues par eux-mêmes et rendus plus inexpressifs encore par la fréquente répétition, aucune image n’est évoquée, ni chez celui qui parle, ni chez celui qui écoute ; le mot arménien moderne marth « l’homme », dans une phrase telle que marth tch ga « nul homme n’est ici (il n’y a personne) » ou marth egav « un homme est venu ? » (quelqu’un est-il venu ?), a déjà la valeur d’un indéfini pur et simple ; le mot manna « homme » s’emploie de la même manière dans les textes gotiques, les plus anciens textes germaniques suivis qu’on possède ; le mot « homme » est susceptible d’acquérir ainsi la valeur d’un indéfini, et c’est par ce procédé que le français on (continuation du latin homo), l’allemand et l’anglais man (correspondant au gotique manna) ont pris leur sens caractéristique. Le mot latin alter signifiait « autre », quand il s’agit de deux objets, par conséquent « second, l’un des deux » ; mais dans une phrase négative, alter ne se distingue pas essentiellement pour le sens de alius « autre par rapport à plus de deux » ; la phrase d’Ovide : neque enim spes altera restat peut se traduire à volonté : « il n’y a pas un second espoir », ou « il n’y a pas d’autre espoir », sans que le sens soit au fond changé ; le mot alter a pris dans ce type de phrases la valeur de alius ; cette valeur a été transportée dans des phrases quelconques, et les langues romanes, laissant tomber alius, n’ont conservé que alter, pour exprimer le sens