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pouvait par suite être perdu de vue ; mais capere a en partie disparu, en partie subsisté avec des significations particulières, et ce sont les représentants de prehendere qui expriment l’idée de « prendre » dans les langues romanes ; dès lors captivus était à la merci des actions extérieures, et le mot prend le sens de « misérable, mauvais » dans l’italien cattivo, le français chétif (provincial cheti, signifiant « mauvais » dans une grande partie de la France). — En allemand le mot schlecht dont le sens était « uni, simple » a eu, sous l’influence de schlichten « unir, aplanir, débrouiller », un doublet schlicht ; schlicht étant associé à schlichten, a gardé le sens ancien ; mais schlecht, devenu un adjectif isolé, a subi un fort changement ; ein schlechter mann, un simple homme du commun, par opposition aux gens qui occupent un rang plus ou moins élevé ; dans une société aristocratique comme celle du xviiie siècle, où les rangs étaient bien marqués, celui qui était un schlechter mann était peu considéré, c’était un homme de peu, un homme sans valeur, et le mot schlecht a ainsi suivi la voie qu’avait suivie captivus en roman ; il a fini par signifier « mauvais » tout simplement, et ce sens est entièrement fixé dès le début du xixe siècle. — Le mot français dialectal maraud « matou » a fourni un verbe marauder « faire le matou » ; en Berry, où le mot maraud tend à disparaître, le verbe dérivé marauder qui signifiait d’abord « miauler bruyamment », a été appliqué à l’acte de « pleurer avec bruit et d’une manière désagréable » (employé avec une intention plutôt méprisante) ; le français littéraire, où maraud n’a jamais existé, a emprunté marauder au sens de « voler » avec une nuance particulière ; ni l’un ni l’autre de ces développements de sens n’aurait sans doute abouti aussi complètement dans des parlers où maraud « matou » aurait existé (sur les faits voir Sainean, La création métaphorique en français et en roman, I, [Halle, 1905], p. 73 et 84). — Les exemples de ce genre sont innombrables.

Mais qu’il s’agisse de la discontinuité de la transmission du langage ou de l’isolement de certains mots, les conditions linguistiques considérées ne sont jamais que des conditions en quelque sorte négatives ; elles créent la possibilité linguistique du changement de sens, mais elles ne suffisent pas à le déterminer ; elles sont des conditions nécessaires, mais non pas des conditions suffisantes, et il reste à mettre en évidence les causes efficientes des innovations.