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« — Le soir même, ma grand’mère parut à Versailles, au jeu de la Reine[1]. Le duc d’Orléans tenait la banque. Grand’mère s’excusa brièvement de n’avoir point apporté la somme en prétextant je ne sais quelle aventure, et se mit à ponter contre lui. Elle choisit trois cartes, successivement : toutes les trois gagnèrent sonica[2], et grand’mère se trouva quitte. »

— Un hasard ! dit l’un des invités.

— Une fable, observa Hermann.

— Peut-être que les cartes étaient marquées, suggéra un troisième.

— Je ne crois pas, répondit Tomsky d’un air d’importance.

— Comment, fit Naroumov, tu as une grand’mère qui devine trois cartes de suite, et toi, jusqu’ici, tu ne t’es point fait apprendre ce secret cabalistique ?

— Non, par le diable ! répliqua Tomsky. Elle eut quatre fils, dont mon père, tous joueurs enragés : à pas un elle ne découvrit son secret, quoiqu’il leur eût fait plaisir, et à moi aussi. Mais voici ce que m’a dit mon oncle, le comte Ivan Iliitch, en me donnant sa parole d’honneur. Feu Tchaplitzky, le même qui mourut dans la misère après avoir dissipé des millions, perdit une fois, à Zoritch, je m’en souviens, près de trois cent mille roubles. Il était désespéré. Grand’mère, si sévère aux folies de jeunesse, eut pitié de Tchaplitzky. Elle lui indiqua trois cartes, sous la condition qu’il les choisirait l’une après l’autre, consécutivement, et lui fit jurer de ne jamais

  1. En français dans le texte.
  2. Se dit d’une carte qui vient en gain ou en perte le plus tôt qu’elle puisse venir. (Dict. de Littré.)