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cesse d’être l’unité écono­mique de la société. L’économie domestique privée se transforme en une industrie sociale. L’entretien et l’éducation des enfants deviennent une affaire publique ; la société prend égale­ment soin de tous les enfants, qu’ils soient légitimes ou naturels. Du même coup, disparaît l’inquiétude des « suites », cause sociale essentielle — tant morale qu’économique — qui empê­che une jeune fille de se donner sans réserve à celui qu’elle aime. Et n’est-ce pas une raison suffisante pour que s’établisse peu à peu une plus grande liberté dans les relations sexuelles, et que se forme en même temps une opinion publique moins intransigeante quant à l’honneur des vierges et au déshonneur des femmes ? Enfin, n’avons-nous pas vu que dans le monde moderne monogamie et prostitution sont bien des contraires, mais des contraires insépara­bles, les deux pôles d’un même état social ? La prostitution peut-elle disparaître sans entraîner avec elle la monogamie dans l’abîme ?

Ici, un nouvel élément entre en jeu, un élément qui, à l’époque où se constitua la mono­gamie, existait tout au plus en germe : l’amour sexuel individuel.

Il ne saurait être question d’amour sexuel individuel avant le Moyen Age. Il va de soi que la beauté personnelle, l’intimité, les goûts analogues, etc., ont toujours éveillé chez les individus de sexe différent le désir de relations sexuelles, et qu’il n’était pas totalement indifférent aux hommes et aux femmes d’entrer avec tel ou tel partenaire dans le plus intime des rapports. Mais de là à l’amour sexuel tel que nous le connaissons, il y a fort loin. Dans toute l’Antiquité, les mariages sont conclus par les parents pour les intéressés, et ceux-ci s’en accommodent tranquillement. Le peu d’amour conjugal qu’ait connu le monde antique n’est pas une inclination subjective, mais un devoir objectif, non la cause, mais le corrélatif du mariage. Les rapports amoureux, au sens moderne de l’expression, ne s’établissent dans l’Antiquité qu’en dehors de la société officielle. Les bergers dont Théocrite et Moschos chantent les joies et les souffrances amoureuses, le Daphnis et la Chloé de Longus sont tous des esclaves qui n’ont point de part à l’État, sphère vitale du citoyen libre. Mais, hormis les esclaves, nous ne trouvons les intrigues amoureuses que comme un produit de la décompo­si­tion du monde antique à son déclin ; et ces intrigues amoureuses, on les noue avec des femmes qui, elles aussi, vivent en dehors