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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

Prenons, par exemple, un inquisiteur tellement convaincu de la vérité de sa foi, seule croyance positive vraie, qu’il se ferait martyriser pour elle, et supposons qu’il ait à se prononcer sur un hérétique (d’ailleurs bon citoyen) accusé d’incrédulité ; eh bien, je vous le demande, s’il se décide pour une condamnation à mort, peut-on dire qu’il a jugé selon sa conscience (erronée, c’est certain) et ne peut-on pas, au contraire, lui reprocher d’avoir absolument agi sans conscience, soit qu’il se soit trompé, soit qu’il ait fait mal sciemment, attendu que l’on peut lui jeter à la face qu’en pareil cas jamais il ne pouvait être entièrement sûr de ne pas risquer peut-être quelque injustice en prononçant la peine capitale. Il croyait fermement, sans doute, tout nous porte à le présumer, qu’une volonté divine connue de manière surnaturelle, grâce à une révélation (analogue peut-être au compellite intrare), lui permettait ou même lui faisait un devoir (wo nicht gar zur Pflicht macht) d’extirper à la fois l’incrédulité prétendue et le mécréant. Mais avait-il donc effectivement de la doctrine révélée et du sens qu’il faut lui donner une certitude aussi absolue qu’il le faut pour immoler d’après elle un homme ? Qu’il lui est interdit d’enlever la vie à un homme pour des raisons de croyance religieuse, voilà une chose certaine, à moins que toutefois (faisons les plus grandes concessions) une volonté divine, extraordinairement parvenue à sa connaissance, en ait ordonné autrement. Mais cette volonté terrible, Dieu l’a-t-il jamais exprimée ? c’est un fait qui repose sur des documents historiques et n’est jamais apodictiquement certain. Somme toute, c’est par les hommes que lui est venue la révélation, et ce sont eux qui l’ont interprétée ; et quand même il lui semblerait qu’elle lui arrive de Dieu lui-même (tel l’ordre qu’Abraham reçut d’immoler son fils comme une brebis), il serait tout au moins possible qu’il y eût erreur là-dessus. Il s’exposerait, en ce cas, à accomplir un acte souverainement illicite (unrecht), et par là-même il agirait sans conscience. On doit conserver la même attitude vis-à-vis de toute