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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

après la pratique morale, seule chose qui plaise absolument à Dieu), c’est transformer le culte en un simple fétichisme et rendre au Seigneur un faux culte qui fait retourner en arrière l’évolution vers la vraie religion. Tellement il importe, pour lier entre elles deux bonnes choses, de voir dans quel ordre il faut les unir ! ― Le vrai progrès (Aufklärung) consiste en cette distinction ; le culte de Dieu, grâce à elle, est désormais un culte libre et par suite un culte moral. Que si l’on s’en écarte, au lieu de la liberté des enfants de Dieu, on impose à l’homme, au contraire, le joug d’une loi (positive), et comme on le met de la sorte dans l’obligation absolue de croire à des choses que nul ne peut connaître autrement qu’historiquement et qui sont, par suite, hors d’état d’être convaincantes pour tout le monde, c’est là pour les hommes consciencieux un joug bien plus lourd encore[1] que ne saurait l’être jamais toute la pacotille des pieuses observances dont on le charge, parce qu’il suffit de les pratiquer pour être en parfait accord avec la communauté ecclésiastique établie, sans que l’on ait besoin, ni intérieurement ni extérieurement, de professer qu’on regarde ces observances comme une institution ayant Dieu pour

  1. « Le joug est doux et la charge est légère » quand le devoir, qui oblige tout homme, peut être regardé comme imposé à l’homme par lui-même et par sa propre raison ; quand c’est, par suite, un joug volontairement accepté. Tel est uniquement le joug des lois morales à titre de commandements divins, les seuls dont le fondateur de l’Église pure ait pu dire : « mes commandements ne sont pas lourds ». C’est-à-dire que ces préceptes ne sont onéreux à personne, parce que tout homme aperçoit lui-même la nécessité de les suivre et que, conséquemment, rien ne les lui impose, tandis que des prescriptions qui nous sont données d’une manière despotique et que l’on nous impose eu vue de notre perfectionnement (sans toutefois que notre raison intervienne) et sans que nous puissions en voir l’utilité, sont en quelque sorte des vexations (des tracasseries) auxquelles ce n’est que par force que nous nous soumettons. Mais en soi et considérés dans la pureté de leur source, les actes commandés par ces lois morales sont justement ceux qui paraissent les plus pénibles à l’homme, et c’est volontiers qu’à la place de ces actes il accepterait les tracasseries pieuses les plus gênantes, s’il pouvait les mettre en ligne de compte en leur attribuant une égale valeur.