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LA RELIGION DANS LES LIMITES DE LA RAISON

rendre agréables à Dieu, quelque chose enfin dont tout homme peut reconnaître la nécessité avec une certitude parfaite sans nulle science de l’Écriture. ― C’est donc un devoir pour les gouvernants de ne pas entraver la diffusion de ces principes ; par contre, ceux-là se hasardent bien, engageant ainsi lourdement leur propre responsabilité, qui empiètent en ce point sur les voies de la providence divine et, pour complaire à certaines doctrines ecclésiastiques historiques n’ayant pour elles tout au plus qu’une vraisemblance que seuls peuvent démêler des savants, exercent une pression[1] sur la conscience de leurs sujets

  1. Quand un gouvernement ne veut pas qu’on taxe d’intolérance (Gewissenszwang) la défense qu’il fait aux hommes de professer publiquement leurs opinions religieuses, parce qu’il n’empêche personne de penser en lui-même et secrètement ce que bon lui semble, sa prétention ordinairement prête à rire et l’on dit qu’il n’y a point là une liberté octroyée par lui, parce que, le droit qu’il concède, il ne saurait point l’empêcher. Mais ce qui demeure impossible à la souveraineté temporelle ne l’est pas cependant au pouvoir suprême spirituel qui peut viser la pensée même dans ses prohibitions et l’empêcher réellement, et cette contrainte qu’est la défense de penser seulement autrement qu’il ne le prescrit, il peut l’exercer même sur les chefs puissants de l’Église. ― Car en raison du penchant qu’ont les hommes à une foi cultuelle servile, qu’ils sont portés non seulement à mettre au-dessus de la foi morale (laquelle veut que !’on serve Dieu en accomplissant des devoirs, en somme), mais à considérer comme étant la seule importante, la seule qui compense tous les autres défauts, il est toujours facile aux gardiens de l’orthodoxie, en leur qualité de pasteurs des âmes, d’inculquer à leurs ouailles une pieuse terreur de la moindre dérogation à certains dogmes établis sur l’histoire, la terreur même de tout examen, et cela à tel point qu’aucun n’ose, même en pensée, laisser un doute s’élever en lui contre ces dogmes imposés, ce qui serait comme prêter l’oreille au malin esprit. Il est vrai que pour s’affranchir de cette contrainte, il suffit de vouloir (ce qui n’est pas le cas de la contrainte temporelle visant les professions publiques) ; mais c’est justement à ce vouloir-là qu’on met un verrou intérieurement. Pourtant, cette oppression véritable des consciences, bien qu’elle soit assez fâcheuse (puisqu’elle mène à l’hypocrisie intérieure) n’est pas aussi mauvaise que l’atteinte portée à l’extérieure liberté de croire, parce que, grâce au progrès de lumières morales et à la conscience de la liberté individuelle, seules capables de faire naître le véritable respect du devoir, la première doit d’elle-même disparaître insensiblement, tandis que la seconde s’oppose à tout progrès librement accompli dans la communauté morale des croyants, qui constitue l’essence de la véritable Église. et soumet la forme de cette Église à des ordonnances toutes politiques.