Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
244
DU SENTIMENT DU BEAU ET DU SUBLIME.

Ceux qui réunissent en eux les deux sortes de sentiments trouveront que l’émotion du sublime est plus puissante que celle du beau, mais qu’elle fatigue et qu’on n’en p~ut jouir aussi long-temps, si elle n’alterne avec la précédente ou ne l’accompagne (1)[1]. Il faut que les grands sentiments, auxquels s’élève parfois la conversation dans une société bien choisie, se changent de temps en temps en plaisanteries légères, et que les figures joyeuses fassent avec les figures émues et sérieuses un beau contraste, qui amène tour à tour et sans effort les deux espèces de sentiment. L’amitié a surtout le caractère du sublime, l’amour celui du beau. Cependant la tendresse et le profond respect qui entrent dans l’amour lui communiquent une certaine dignité et une certaine élévation, tandis que, le badinage et la familiarité lui donnent le coloris du beau. La tragédie, selon moi, se distingue surtout de la comédie, en ce qu’elle excite le sentiment du sublime, tandis que la comédie excite celui du beau.

  1. (l) Le sentiment du sublime tend davantage les forces de l’âme, et, par conséquent, la fatigue plus tôt. On lira plus longtemps de suite un poëme pastoral que le paradis perdu de Milton, et Labruyère que Ioung. Il me semble même que ce dernier a eu tort, comme poête moral, de rester trop uniformément sur le ton sublime, car on ne peut renouveler la force de l’impression que par des contrastes avec des passages plus doux. Dans le beau, rien n’est plus fatigant que de sentir le travail pénible de l’art. Nous supportons avec peine et impatience les efforts que l’on fait pour charmer.