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DES PARALOGISMES DE LA RAISON PURE

sonne aussi ne saurait lui opposer une objection dogmatique de quelque valeur. Personne, en effet, n’en sait pas plus que moi ou que tout autre sur la cause absolue et intrinsèque des phénomènes extérieurs et corporels. On n’est donc pas non plus fondé à prétendre savoir sur quoi repose la réalité des phénomènes extérieurs dans l’état actuel (dans la vie), ni, par conséquent, à affirmer que la condition de toute intuition extérieure, ou que le sujet pensant lui-même doit cesser après cet état (dans la mort).

Tout débat sur la nature de notre être pensant et sur son union avec le monde corporel résulte donc uniquement de ce que l’on remplit les lacunes de notre ignorance par des paralogismes de la raison, en transformant ses pensées en choses et en les substantifiant, ce qui donne lieu à une science imaginaire, aussi bien du côté de celui qui affirme que de celui qui nie, puisque chacun d’eux s’imagine savoir quelque chose d’objets dont nul homme n’a le moindre concept, ou qu’il transforme ses propres représentations en objets et tourne ainsi dans un cercle éternel d’équivoques et de contradictions. Il n’y a que le sang-froid d’une critique sévère, mais juste, qui puisse affranchir les esprits de cette illusion dogmatique, qui, par l’attrait d’un bonheur imaginaire, retient tant d’hommes dans les théories et les systèmes. Seule elle est capable de restreindre toutes nos prétentions spéculatives au champ de l’expérience possible, non point par de fades plaisanteries sur des tentatives si souvent malheureuses, ni par de pieux soupirs sur les bornes de notre raison, mais en traçant les limites de cette faculté d’après des principes certains, et en inscrivant en caractères lumineux son nihil ulterius sur les colonnes d’Hercule posées par la nature même. De cette manière, nous ne poursuivrons pas notre voyage au delà des côtes toujours continues de l’expérience, de ces côtes dont nous ne pouvons nous éloigner sans nous hasarder sur un océan sans rivages, qui, en nous offrant un horizon toujours trompeur, finirait par nous désespérer et par nous forcer à renoncer à tout long et difficile effort.


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