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REMARQUES GÉNÉRALES


rence dans ce que je devrais regarder comme un phénomène[1]. Mais cela n’arrive pas avec notre principe de l’idéalité de toutes nos intuitions sensibles ; c’est au contraire en attribuant à ces formes de représentation une réalité objective qu’on ne peut échapper à l’inconvénient de tout voir converti en pure apparence. Que ceux qui regardent l’espace et le temps comme des qualités qu’il faut chercher dans les choses en soi pour en expliquer la possibilité, songent à toutes les absurdités où ils s’engagent en admettant deux choses infinies, qui ne sont ni des substances ni des qualités réellement inhérentes à des substances, mais qui doivent être pourtant quelque chose d’existant et même la condition nécessaire de l’existence de toutes choses, et qui subsisteraient alors même que toutes les choses existantes auraient disparu. Ont-ils bien le droit de reprocher à l’excellent Berkeley d’avoir réduit les corps à une pure apparence ? Dans leur système en effet, notre existence même, qui deviendrait dépendante de la réalité subsistante en soi d’un non-être tel que le temps ne serait, comme celui-ci,

  1. Les prédicats du phénomène peuvent être attribués à l’objet même dans son rapport avec notre sens, par exemple, la couleur rouge ou l’odeur à la rose ; mais l’apparence ne peut jamais être attribuée comme prédicat à l’objet, précisément parce qu’elle rapporte à l’objet en soi ce qui ne lui convient que dans son rapport avec les sens ou en général avec le sujet, comme par exemple les deux anses que l’on attribuait primitivement à Saturne. Le phénomène est quelque chose qu’il ne faut pas chercher dans l’objet en lui-même, mais toujours dans le rapport de cet objet au sujet, et qui est inséparable de la représentation que nous en avons ; ainsi c’est avec raison que les prédicats de l’espace et du temps sont attribués aux objets des sens comme tels, et il n’y a point en cela d’apparence, c’est-à-dire d’illusion. Au contraire, quand j’attribue à la rose en soi la rougeur, à Saturne des anses, ou à tous les objets extérieurs l’étendue en soi, sans avoir égard au rapport déterminé de ces objets avec le sujet et sans restreindre mon jugement en conséquence, c’est alors seulement que naît l’illusion.