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ANNÉES 1914-1915

solitude, et que toute conversation me fatigue, je suppose qu’il faut que je lise sur les lèvres. Si le procédé est jugé bon, c’est à dire si, après une demi-heure de tête-à-tête avec les amis les plus distingués et les plus séduisants, je n’éprouve pas une envie folle de m’en aller, de courir, ou de m’allonger dans une pièce obscure, et de fermer les yeux en faisant des exercices de respiration profonde, c’est qu’alors je pourrai redevenir sociable avec tout l’accessoire que cela comporte, c’est qu’alors vous pourrez m’aimer, vous que je ne croyais pas encore « fondu ». Car si attendu, si désiré que vous soyez, vous ne serez jamais toute ma vie, vous ne suffirez pas, à vous seul, à me préserver du passé. Et ce passé effrayant, ce passé qui eût tué toute autre femme, il m’a tant travaillé le cœur, il m’a faite si forte, si libre et si sincère que, malgré ce grand appel que nous ne vaincrons jamais, je ne sais plus si je pourrais me livrer, ô amour, me confier tout entière à vous.

Mais l’amitié que je préfère à tout, l’affection, la tendresse, c’est encore le meilleur de l’amour. J’aime mieux des regrets qu’un remords, un sentiment de forfaiture, ne pas copier l’amour des autres. J’aime mieux le regret qui souffre, le regret qui doute, le regret même qui tremble un peu de faire, d’une chose humaine, à jamais l’inconnu.

M… me demande de lui expliquer ma pièce… et