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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Le jour où je trouverai, chez un de mes confrères, un degré égal de passion âpre et contenue, je déclare que j’en tomberai amoureuse, fût-il le mari d’une Marthe Alquier et le moins nietzschéen des hommes.

Maintenant, voici ce que j’ai à dire de moi-même… Rémy de Gourmont a raison « l’expérience sentimentale » au sens où il l’entend est nulle chez moi.

Je vais avoir 36 ans, l’âge de Mlle de Lespinasse, mais trouverai-je demain son aventure ? J’ai le sentiment absolument net que mes critiques et moi en serions pour nos frais, qu’il n’y aurait rien de changé de part et d’autre. Une vie humaine, quoi que vous en fassiez, une vie réelle et matérielle est trop peu de chose pour alimenter un talent. Si l’aventure exacte vous est nécessaire, laissez toute espérance. Les souvenirs sont le lit de Procuste de toute invention, et pour moi, observer c’est inventer, sans cela l’observation d’un homme de génie, ne dépasserait pas celle d’un autre.

J’ajouterai que je me crois beaucoup plus avancée sentimentalement que des femmes à qui j’ai vu traverser les phases connues du mariage et de l’aventure. Il n’y a dans la vie que ce qu’on y met, ce qu’on apporte. Si je rencontrais demain la belle occasion sentimentale je ne regretterais pas les années perdues, je ne me dirais pas qu’elle arrive trop tard. Je penserais aux livres de la Sybille. Il y a 15 ans, il y a 10