Page:Journal de Marie Lenéru.djvu/303

Cette page a été validée par deux contributeurs.
239
ANNÉE 1905

Le bonheur ! le bonheur ! à tel prix que ce soit. Pourquoi ai-je cette invraisemblable expression de bonheur, cette animation de la tournure et des traits ? J’ai la seule atteinte physique qui ne laisse point de trace, elle est invisible comme une plaie morale. Elle vous laisse sournoisement intact et ronge la vie par le dedans.

Je n’admets que le bonheur et je n’en veux plus, parce qu’il faut toujours avoir été heureux, mieux vaut jamais que trop tard.

Il faut, à vingt ans, être en possession de tous les orgueils, les faire aimer par des perfections analogues dans un sexe différent, et puis en voilà pour l’éternité ! Le reste est raccommodage, désordre, subterfuge et à peu près. J’ai trop aimé la vie, la vie pour elle-même, la simple existence qui est remuer, voir, entendre. J’ai gardé, de mon enfance, un si prodigieux souvenir du rire et de la gaieté, profond comme un amour, l’enchantement de tous les jours et de tous les réveils, qu’à moins de les retrouver comme je les avais, je me croirai toujours malade et déchue.

Tous ces gens qui voient, comme des dieux, les détails et les lointains, qui possèdent toute la vie des choses et des êtres, la présence réelle du monde infini, tous ceux qui tressaillent avec les bruits et les voix, le profond ébranlement des voix humaines et des voix musicales qui suffiraient à elles seules.