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comme nous nous sommes réveillées de bonne heure, je lui en ai fait faire un peu ; elle aura beaucoup de peine pour la pro- nonciation qu’elle a lourde et essoufflée, elle parlerait très bien l’allemand. Ce matin, nous sommes ennuyées ; Carle a de la fièvre. Fernande est près de lui en ce moment, je lui ai dit de bien l’embrasser pour moi, puis elle a descendu un de mes li- vres pour lui faire un peu la lecture.

Je suis excessivement contente, parce que maman va de- mander à Mile Marie Salvagnac de me donner des leçons parti- culières pendant que Fernande sera là. Que je serai ravie ! Il me semble que je travaillerai merveilleusement.

Que c’est donc bon d’être réunis. Oh ! je ne connais rien de si doux que de penser qu’on est là tous ensemble ; c’est parfait, Je ne comprends vraiment pas comment on peut avoir le courage d’être séparés ; cependant, avant, je n’appréciais pas si bien les réunions, j’ai perdu bien d’heureux moments. C’est telle- ment agréable que je ne pourrai jamais bien l’exprimer ; puis, quand on se sent heureux, on est meilleur, et cela augmente encore le bonheur. Enfin, maintenant, j’ai appris à me servir de mon cœur, j’ai aussi appris à me servir de mes yeux ; j’ad- mire mieux la nature, mais je ne pourrai jamais l’admirer au-

tant qu’elle le mérite, car je ne suis qu’un homme et il faudrait ” être un esprit pour bien savoir l’admirer ; elle vous dépasse trop. Quand on pense qu’il y a des gens qui restent insensibles devant la mer, par exemple ; oh ! quelle chose merveilleuse que la mer ! Je resterais toute ma vie à la contempler, tantôt lors- qu’elle est lisse et polie comme un miroir, bleu indigo, que les nuages s’y reflètent, que les bateaux s’y détachent, qu’enfin elle ressemble à une image ; ou bien lorsqu’elle est blanche d’écume et qu’elle a l’air furibonde et qu’elle se précipite sur les pauvres navires, puis les côtes sont grises et Le ciel est rouge au-dessus ! C’est vraiment surnaturel ce spectacle ! ’

Je vais entreprendre une longue correction ; je vais me désha- bituer de jouer aux bonnes femmes. Peut-être y arriverai-je, mais ce ne sera pas sans difficulté.