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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

DT Fe

tout le tour de la table pour embrasser maman, puis elle nous a ensuite embrassées. J’ai essayé de lui sourire, mais je crois que je ne suis parvenue à faire qu’une grimace, puis je suis montée me coucher. Maman a dormi en bas, dans le petit salon. Et dire qu’il faut cacher tout cela à Henriette ainsi qu’à toutes mes amies ! Heureusement que j’ai mon cher journal à qui je peux tout dire, en étant sûre qu’il ne me trahira jamais ! © mon Dieu, ayez pitié de nous !

O mon Dieu ! Combien je suis malheureuse, mais vous pou- vez encore faire guérir Tante ! Faites-le Ô mon Dieu, je vous en supplie !

Mae Biacabe est ici en ce moment, tout le monde vient de- mander des nouvelles, car Tante est bien aimée. Mon Dieu, dire que Mie Constantin 1 va venir tout à l’heure et qu’il va falloir lui dire que Tante est. très mal ; oh ! c’est affreux ! Alexandre, Jeanne, Marie ?, suppliez le bon Dieu de nous laisser Tante ! Vous n’en avez pas besoin au ciel, vous avez la Ste Vierge. Henriette, Madeleine, Louis n’ont personne, eux ! Mine Segondat est encore venue demander des nouvelles. Moi, je ne tiens plus. J’ai encore une leçon de catéchisme à appren- dre, mais il me semble que je ne peux plus que faire mon jour- nel. Il fait bien beau pourtant aujourd’hui, on ne peut pas penser qu’on soit si malheureux quand il fait si beaul Ohl je n’ai jamais tant souffert ; le bon Dieu m’a enlevé mon père quand j’étais petite, il m’a enlevé mon frère, mes cousins à un Age où je ne pouvais pas comprendre, mais maintenant ? Oh ! ilme semble que je ne suis plus moi, c’est si dur de se retenir de pleurer, j’en ai mal, j’ai la tête comme si on me l’emprison- nait dans du fer et qu’on serre, qu’on serre, et j’ai la gorge si serrée que j’ai de la peine à parler. Mie Constantin ne vient pas ; quel bonheur. Je puis faire mon journal. Oh ! comme c’est bon son journal.. *

!

1. Professeur de piano de Marie. 2. Frère et sœurs d’Henriette et Madeleine Corrard, morts en bas âge.