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maintenant que je sais tout cela, vous comprenez qu’il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles, ne fût-ce comme le maréchal de Luxembourg le faisait pour Jean-Jacques, ne fût- ce qu’une enveloppe vide tous les huit jours. Que je suis heu- reuse de ce qu’a fait votre lieutenant ! J’ai un si grand respect pour ces distinctions-là, on sait ce qu’elles représentent. Et en même temps, vous en recevez une autre qui prouve que vous êtes bien de « notre corporation » comme dit Barrès, les deux vont si bien ensemble ! Je suis contente pour ce poème que j’ai aimé la première.

Et voici qu’on nous parle d’offensive prochaine et formi- dable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte ; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’àla paix nous serons tous à demi fous. Quelle place aura notre pays ! Quel prestige… Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir : avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah ! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m’y age- nouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le cœur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes :

La voix du peuple entier les berce en leurs tombeaux, A Madeleine : J’ai aimé vos parents qui m’ont élevée, je

me suis sentie aimée d’eux, bien plus qu’il n’est d’ordinaire à une nièce de le faire. La seule partie sans ombre de ma vie est