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314 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

II juin.

Le « dédain suffisant » a écrit Barrès, ce n’est pas une sotte attitude de raisins trop verts, car le dédain est toujours un plus grand désir. En quittant ces jeunes femmes les laissant

. à leur bavardage, quelle impression de salut en rentrant tra- vailler ! la joie de quitter la flânerie pour un bon pas accéléré qui mène quelque part.

28 juin.

Une bizarrerie du manque de bonheur habituel, c’est d’être une étrangère dans sa propre vie. Je ne reconnais plus l’inti- mité d’autrefois, la confiance dans la maison qu’on aime, la familiarité des choses, ce qu’un air chanté, ou peut-être l’envie de chanter, peut mettre d’espace et d’horizon dans une chambre. On a des indifférences d’étrangers. Faut-il donc ai- mer un homme pour aimer toutes choses dans sa vie ? N’y a- t-il vraiment à interposer que cela entre la mort et vous ?

3 juillet.

Mon âge m’impressionne tellement, qu’à la lettre je ne cesse de penser à cette menace de vieillesse, qui me hante comme la mort. J’ai beau me redire mon : qui est comme moi ? me rap- peler ma promesse et mon vœu de durer plus que les autres, il y a des moments où je ne ferais plus un geste vers le succès, vers une réparation, parce que je n’ai plus 25 ans.

Presque tout le monde rit et se moque en disant combien on vieillit, cela me paraît une telle grossièreté.. c’est une pudeur qui leur manque. Et, au fond, comme il faut niaise- ment être ou se croire heureux, comme il faut regarder son passé avec l’intrépidité des aigles, pour se rayer des vivants