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308 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Je n’admets que le bonheur et je n’en veux plus, parce qu’il faut avoir toujours été heureux. Mieux vaut jamais que trop tard.

Il faut à vingt ans être en possession de tous les orgueils, les faire aimer par des perfections analogues dans un sexe dif- férent, et puis en voilà pour l’éternité ! Le reste est raccom- modage, désordre, subterfuge et à peu près.

J’ai trop aimé la vie, la vie pour elle-même, la simple exis- tence qui est remuer, voir, entendre. J’ai gardé de mon en- fance un si prodigieux souvenir du rire et de la gaieté, profonds comme un amour, l’enchantement de tous les jours et de tous les réveils, qu’à moins de les retrouver comme je les avais, je me croirai toujours malade et déchue.

Tous ces gens qui voient comme des dieux les détails et les lointains, qui possèdent toute la vie des choses et des êtres, la présence réelle du monde infini, tous ceux qui tressaillent avec les bruits et les voix, le profond ébranlement des voix humai- nes et des voix musicales qui suffraient à elles seules. Comment ne tremblent-ils pas, ne s’écrient-ils pas de bonheur d’un som- meil à l’autre ? Ils se croiraient obligés d’être poètes ou bien peut-être ivrognes pour tirer à ce point parti d’eux-mêmes.

Je ne demande, moi, que les choses que les yeux me rendent chaque jour, j’abandonne les êtres qu’il faut entendre, et rien que ce lendemain attendu me donne la fièvre et me vengerait de la mort.

6 août.

J’y ai mis le temps, mais je prends l’amour de la normalité, de la vie de tout le monde, selon les plus vulgaires lois natu- relles et sociales. Tout ce qui aurait pu être, celle qui serait moi si une petite fille de treize ans n’avait pas dîné un jour, en voyage, dans une maison où une autre petite fille allait avoir la rougeole.

Je ferme les yeux le matin quand je me réveille dans le soleil et le balancement des arbres du parc répété dans toutes