Page:Journal (Lenéru, 1945).pdf/303

Cette page n’a pas encore été corrigée
297
ANNÉE 1903

ANNÉE 1903 ° 207

ce qu’on voudrait, je suis absolument sans dégoût en ce monde. En me raffinant j’ai perdu le dégoût. Je suis revenue sur le compte des araignées et des chenilles. Je ne puis avoir horreur de rien de ce qui est ou a été la vie. Le frôlement d’un insecte m’est une sensualité. J’ai tellement subi la mort que toute sensation pour moi restera résurrection. Tout ce qui est m’est nostalgie, m’est cher comme un souvenir. Je n’ai de ré- pulsion instinctive que pour les odeurs, mais cela c’est l’ins- tinct de la conservation.

Nous ne connaissons les choses, c’est-à-dire leur être comme étranger à nous, que par le danger. — Dans la grande fatigue d’une trop longue route, rappelez-vous ce que devient la cam- pagne. C’est le passant qui nous précède au loin, depuis long- temps nous le suivons pour l’atteindre car, de dos, nous le reconnaissons, et quand, une fois rejoint, il a tourné la tête, l’inconnu de son visage est si grand, si soudain et si calme, qu’un regard de démon nous serait moins hostile et le port d’un masque moins inquiétant.

Les gens qui se sont vraiment perdus, qui ont eu faim, froid et peur dans un paysage comme les autres, à côté du train-train égoïste et quotidien du monde végétal et des ani- maux qu’ils croyaient familiers, ceux-là ont vraiment ren- contré les choses, les êtres dédaigneux qui ne secourent pas.

Les naufragés sous la lune familière et les étoiles filleules des hommes, doivent éprouver instinctivement la surprise, l’expérience de cet abandon des êtres, des choses qu’on à cru intimes pour les avoir vues tous les jours. Quels sobriquets doivent leur paraître alors ces noms humains des étoiles ! Comme ils doivent ressentir l’erreur, la disproportion de leur familiarité, la lèse-majesté de leur confiance… Dans ces mo- ments seuls d’exception et de maléfice, et nullement par nos habitudes d’esthétique et de lyrisme, nous rencontrons les choses d’être à être et nous les sentons.

L’homme qui vous tue et, je ne sais, peut-être l’homme qui vous aime, doit prendre ainsi un caractère subit de vérité, d’étrangeté.