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242 JUURNAL DE MARIE LENERU

années terribles, à l’originalité desquelles la Providence s’est tant appliquée, goutte à goutte conservées d’une manière telle que je comptais là-dessus, sur ce pis aller de testament, pour mourir avec un peu moins de rage.

Maman n’en a pas dormi. Moi, j’ai constaté qu’il ne pouvait rien m’arriver de pire, qu’une grande maladie m’aurait moins volée, moins démolie… Alors il faut que je sois un monstre, puisque j’ai encore eu affaire à ce minimum d’émotion qui m’échoit toujours.

Mes orientations intérieures ont des possibilités de volte- face ! J’ai une facilité de quid mihi là où je ne peux plus rien ! L’instinct de conservation est trop habile chez moi, il a trop joué. Et puis j’ai l’imagination philosophique, un raisonne-

ment ; une moralité m’habille des pieds à la tête comme une sensation.

Maïs quel bonheur d’avoir retrouvé ma caisse. Elle : ne voya- gera plus que recommandée sur tous ses clous.

Après neuf mois, revenir ici fébrile d’émotion à la mise en présence des points de repère si soigneusement relevés, épiés : l’entrée du goulet, la côte d’en face, les Tas-de-Pois, le Raz de Sein. De combien est-ce que j’y vois mieux ? Y en a-t-il pour un an d’existence, pour un an de jeunesse ? Et dans les glaces, mes yeux ont-ils embelli, la taille, la transparence, la couleur, l’expression ? Assez gagné pour un an ? Aurai-je le temps d’être jolie ?.. Je me voudrai jusqu’à soixante ans, je me voudrai jusqu’à la mort, pour réparer, pour compenser,

Vendredi 9 août,

Un silence. Je n’ai pas travaillé depuis trois mois. Mais les yeux me guérissent, et j’appartiens corps et âme à cette gué- rison. Guérie je serai tellement une autre. Oh ! les yeux ! Qu’on puisse quelque part être aveugle au monde…

Je reconnais la vie, celle de mon enfance. Je me retrouve où je me suis laissée : *