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ANNÉE 1899

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plage déserte, sur le sable dur et brun comme un tapis de caoutchouc, respirant, à chaque souffle, tous les parfums de ma toilette avec l’arrivée majestueuse des grandes vagues rou- lées comme des tuyaux d’orgue, intactes sur un front de vingt mètres, la retombée étincelante, puis neigeuse, la grande salu- tation des lames.

Je lis Zes Tenaïlles d’Hervieu, c’est plus triste que tout. Une seule chose me paraît lugubre : le bonheur sournois des faibles. Ne nous payons donc pas de mots ! Il faut vouloir son bonheur jusqu’au bout ; ce qui nous regarde, c’est que ce ne soit pas un bonheur vil. Ma morale ressemble beaucoup à celle des Perses : ne pas mentir et envoyer ses flèches dans le but. Ou même mentir si cela nous plaît, pourvu que ce ne soit pas un mensonge qui demande grâce, car une part au moins de notre sincérité ne doit rien à quiconque.

L’autre matin, marée très basse, je me suis avancée sur le sable mouillé, poli comme un miroir, et puis le miroir est devenu si parfait, le ciel sy enfonçait tellement loin, que je n’ai pas pu continuer, prise de vertige, marchant dans le vide.

Lundi 25 septembre.

J’aime les glaces, j’aime m’en entourer. Elles multiplient la lumière d’abord, mais je les aime parce que je m’y retrouve. Ne s’entendre ni parler, ni remuer, ni respirer, avec des dé- bauches de soliloques qui vous mènent à cette précieuse con- clusion que le moi est la plus intangible des choses fuyantes et n’est évidemment qu’une illusion d’habitude, analogue aux aberrations d’optique. tout cela joint à l’ennui invétéré, l’ennui qui réduit les choses à leur minimum d’existence, et dans ce ralentissement du mouvement vital vous fait si bien sentir qu’il n’y a rien dans l’intervalle mieux perceptible de la Succession des phénomènes, rien qui demeure et qui soit « moi »..