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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Je désespère d’arriver à définir cet éloignement de la vie. Physiquement, j’existe certainement plus pour les autres que pour moi. Ils me voient et m’entendent. C’est le plus horrible et c’est ce qui m’est arrivé à moi la petite fille intacte, si curieuse et si à l’abri quand on parlait de ces phénomènes, les aveugles, les sourds, les muets. C’est le procédé de la mort : la séparation,

L’isolement m’a conduite à la réflexion, la réflexion au doute, le doute à un besoin de Dieu plus sincère et plus intelligent.

J’ai l’âme religieuse. Je me désintéresse de ce qui est mortel en moi, sans un raccourci d’effort. Je suis dégoûtée de ceux qui ne vivent pas leur vie éternelle. La religion est ce qu’il y a de plus fort. Dès ce monde, elle fait de nous des immortels. La mort qui ne tue pas n’est plus qu’un pont dans l’espace, un mouvement de la vie que rien n’interrompt.

J’ai réfléchi trop tôt sur la vie normale ; elle me serait impossible, et je n’ai pas un regret pour la prédestination qui m’a captée, ne m’a pas laissée m’engager dans la voie commune.

Si Dieu m’accorde ce que je lui demande, je n’aurai pas un regret pour ce qui s’ est passé.


Brutul, 17 juin.

Épargnez-moi, mon Dieu, quand je paraîtrai devant vous et que je vous comprendrai enfin, de sentir que je n’ai pas fait tout ce que je pouvais pour vous.


Clermont, 14 août.

J’ai réglé comme j’ai pu l’emploi de mon temps, car il me faut des subterfuges pour me rendre les journées possibles. Je me réveille tous les jours plus découragée. Je n’y fais pas trop attention, mais en regardant en arrière, je vois bien qu’il y a du chemin de fait. Chaque jour emporte sa parcelle d’espérance et cela doit être ainsi. Rien d’imaginaire dans mon cas.

Je pourrai être triste jusqu’à la mort, mais je ne serai jamais pessimiste. Les malheurs ne seraient pas si sensibles, si ce qu’ils suppriment ne valait rien.