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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Je travaille trop et je m’ennuie. Je me suis rebutée à force de me refuser le temps de lire. Il me faudrait une heure environ par jour pour écrire et réfléchir. J’ai voulu trop monastiquement la règle, j’ai déshabitué mon esprit de faire un pas en liberté. Je me sentais bien plus vivante il y a trois ou quatre ans, quand je ne travaillais, ni ne lisais.

Il en résulte que je ne sais plus ce que je veux et que je m’intéresse moins à ce que je fais.


Fouras, octobre 1894.

J’ai besoin de regarder tranquillement non seulement l’épreuve actuelle mais l’épreuve passée, ce fantôme que j’ai derrière moi. Je n’ai qu’un moyen : « me venger à mériter le bonheur du sort qui ne me le donne pas ».

Que ferai-je pour cela ? Dieu merci, j’ai assez de foi pour espérer en avoir davantage. Aujourd’hui j’ai une « foi de provision » et mes inoubliables impressions d’enfance, mais il me faut une conviction qui me permette de vivre à la Ste-Thérèse. Il y a des revanches que le cloître seul peut donner. « Je méprise tout le reste, tout ce que les hommes croient être des biens et je consacre ma vie à le chercher… Pour ce que peut atteindre l'effort de ma raison, je suis résolu et j’ai le plus ardent désir de posséder le vrai, non pas seulement par la foi, mais encore par l’intelligence. » (St Augustin.)


Brest, 29 novembre.

Je ne crois pas avoir été spécialement organisée pour le travail, j’avais tous les goûts contraires. L’étude cependant ne me sera jamais un pis aller, sans elle je ne serai que médiocre, et à cela je ne me résignerai pas. Car ce n’est pas au prix d’une vaine érudition que je troque ma jeunesse. Oh ! tout ou rien : le bonheur à plein bord, ou, s’il faut traîner des épreuves, faire comme sainte Thérèse, aller au-devant d’elles, n’avoir pas peur, les fixer, les méditer, les comprendre, les préférer, ne pouvoir plus s’en passer.