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Pardon mille fois, mon cher Gigoux, de mon long et involontaire silence. Votre lettre ne tombe sous ma main qu’aujourd’hui. Vous savez ce que c’est qu’une table chargée de deux cents lettres qui ne sont déblayées par aucun secrétaire, et où l’on pêche au hasard huit ou dix lettres à répondre par soirée pluvieuse ; car par les soirées de beau temps on chevauche à travers les bruyères et les bois.

Dites à Madame Ristori qu’il ne faut jamais chanter de mauvais vers alexandrins en rimes croisées, ce qui fait que quatre vers n’en font en réalité qu’un seul pour le rythme. Les poètes ont l’haleine trop longue pour les musiciens ; de plus il ne faut jamais chanter en musique autre chose que des sentiments un peu passionnés ou un peu plaintifs si je reviens à vingt-cinq ans et que je devienne (ce qui serait probable) amoureux de cette ravissante et sublime personne, alors qu’elle fasse noter mes soupirs, ils auront le mètre et la mélodie de mon cœur, mais à présent, fi donc ! comme disait Marie-Antoinette.

Faites pour le mieux quant au cadre vous avez fait un portrait tout encadré de l’auréole de votre talent. Jamais vous ne fûtes si puissamment et si fidèlement inspiré. Je vous dois une vive reconnaissance, car si je perdais cette nièce qui est une seconde fille pour moi, je ne me consolerais jamais, mais je pleurerais au moins devant votre image.

À mon prochain retour à Paris nous arrangerons tout ce détail en attendant soyez fécond en chefs-d’œuvre comme vous l’êtes depuis quelques années, et soyez heureux dans votre retraite qui me rappelle la Farnésina à Rome où je passais jadis de belles matinées comme dans votre atelier.


Le Salon de 1857 approchait et Gigoux, selon sa coutume, s’apprêtait y prendre part avec éclat. Son tableau, la Veille d’Austerlitz allait être achevé. C’était une page importante aux yeux du peintre, aussi ne négligeait-il pas de s’entourer des conseils de ses amis pour mener cette œuvre à bon terme. Au nombre des visiteurs de l’atelier de Gigoux, il se trouva des hommes assez sincères pour émettre un avis dicté par le goût plus encore que par l’attachement. Auguste d’Espinassy doit être compté parmi ceux qui ne craignirent pas d’inviter l’artiste à se surveiller.


Mon cher ami, lui écrit d’Espinassy, marquez ce que je vous dis comme une vérité, je ne dis pas oracle. Vous avez en ce moment le pouvoir de faire, d’un tableau déjà très beau, un chef-d’œuvre. Le ciel doit être bleu et très foncé, d’un antagonisme complet avec les tons du devant les torches des soldats ne peuvent influencer qu’à une distance très moindre l’ensemble de l’horizon et de la voûte du ciel une nuit superbe du mois de décembre avec des étoiles scintillantes au firmament. Vous trouverez d’ailleurs dans ce contraste une opposition admirable pour vos premiers plans. Je trouve les grenadiers un peu trop près de l’Empereur. Sans les diminuer on peut les distancer par le ton. Ils s’acculent sur lui, ce qui était très loin de l’étiquette de l’Empire. Point de mameluck, point de domestique dans ce sujet sublime.

Adieu, mon cher ami. Votre sujet, votre tableau m’ont bien ému.

Gigoux avait trop de bon sens pour ne pas tenir compte des sages observations de son ami. De profondes retouches ajoutèrent au mérite de l’œuvre initiale. L’artiste s’estima satisfait. Il appela