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Cet éloge inattendu fut une révélation pour moi. Ainsi, me disais-je, ce groupe d’amis qui forme chaque semaine autour de Gigoux un salon d’artistes, d’écrivains, d’amateurs, ce groupe dure depuis un demi-siècle ; seulement, autrefois, c’étaient Sigalon, Nodier, Delacroix, Gérard, Flandrin, qui s’assemblaient à cette place. Les invités ne sont pas les mêmes, mais l’homme qui a été le lien de cette famille continuée, cet homme survit, il est là devant moi, couvrant sa toile d’une main ferme, rompue aux touches délicates ou puissantes. Que de souvenirs il pourrait évoquer ! Que d’artistes de valeur dont il peut parachever le portrait en y ajoutant un mot, un détail, une anecdote, pris sur le vif.

— Cher Maître, lui dis-je pendant une séance de pose, vous devriez écrire vos Mémoires.

Un large éclat de rire fut la réponse du peintre.

— Mes Mémoires, à quoi bon ? Ceux des autres, — non pas de tous, mais de quelques-uns, — passe encore. Quant à mon histoire, elle n’intéresse personne.

— Permettez, cher Maître ; vous avez connu ceux que vous appelez « les autres » ; vous avez été leur camarade, leur ami, leur guide peut-être.

— Ah certes, je les ai bien connus et j’en sais long sur le plus grand nombre.

— Bravo ! c’est ce récit que je vous demande de reprendre avec moi, non plus au hasard d’une causerie improvisée et cent fois rompue, mais avec méthode, avec suite, en vous plaçant en face de chacun, et en traçant de lui un croquis, si vous n’allez jusqu’au portrait en pied.

— Ah ! me répondit Gigoux, demi-persuadé, dans cet ordre d’idées il y aurait beaucoup à faire.

— Je m’en doute bien, lui dis-je, car un bon nombre de vos contemporains sont des hommes de six coudées.

— Oui, répondit le peintre, mais nous ne pourrions parler que des morts. Il est vrai que bien peu vivent aujourd’hui.

— Rappelez-vous ? cher Maître, ces paroles émues que prononçait Alexandre Dumas en face de la tombe de Paul Huet : « Mil huit cent trente ! Quelle époque ! que de sève ! quel jaillissement