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ABANDONNÉE

ments presque élégants, ils sont plutôt déguenillés. Qui me dira le secret de cet abandon ?… Qu’importe ! reprit-elle ; il y a là une pauvre innocente à sauver, je m’en charge ; je sais que Pierre ne me blâmera pas. Tu étais sous la protection de ton Père céleste, pauvre petite. Il m’envoie vers toi, je t’accepte.

Et, embrassant de nouveau Bianca, elle la porta jusqu’à la voiture où elle l’installa à la place de sa petite fille Marie.

Le petit groupe, augmenté de la pauvre épave jetée par un monstre à la merci de la route, se perdit bientôt dans la verdure des arbres.

Juana, qui les avait suivis longtemps de ses yeux aux larmes soudain taries, se jeta alors sur l’herbe et se livra à toute sa douleur. De longs sanglots secouaient son corps, des pleurs abondants coulaient sur ses joues qu’une fièvre ardente enflammait.

— Viens, mon amie, dit Marcello ; tu es rassurée maintenant sur le sort de ta protégée. Cette paysanne a l’air bon et aisé ; elle la gardera et l’aimera, sois-en sûre.

— Mais moi je ne l’aurai plus ! sanglota-t-elle. Ô ma seule affection ! mon seul amour ! te perdre à jamais !…

Le saltimbanque se mordit les lèvres jusqu’au sang, sous la colère qui l’animait, mais il se contint pour ne pas affoler davantage sa première victime.

— Viens, répéta-t-il, le temps presse ! Il lui prit le bras, et elle marcha près de lui, résignée, après un dernier regard au divin Crucifié qui étendait toujours au-dessus des aubépines neigeuses ses mains pleines de grâces pour ceux qui se repentent.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, pitié ! pitié !

Celle qui pratiquait si simplement cette belle vertu chrétienne que l’on nomme la charité s’appelait Louise Kerlan. Elle était la femme d’un contremaître, employé aux chantiers de Lorient à la construction de ces immenses cuirassés qui sont l’orgueil de notre marine.

Pierre Kerlan était un brun aux yeux noirs pleins de flamme et d’intelligence. Travailleur intrépide, il n’avait en vue que le bonheur de femme et de ses enfants. Son seul plaisir était de les rejoindre, la journée de labeur terminée, et c’est avec une joie sans mélange qu’il entrait dans le logis si gentiment arrangé par Louise. Dans cette communauté d’esprit et de sentiment, ils ne pouvaient que retenir le bonheur sous leur toit hospitalier, où jamais un malheureux n’avait frappé en vain. Et il y était si bien, en effet, que cette phrase était passée en proverbe à Kerentrech : heureux comme les Kerlan.

La jeune femme avait pris un chemin détourné pour regagner sa demeure. Nullement désireuse de divulguer si tôt sa généreuse action, elle évitait d’être rencontrée par quelque bavarde qui l’aurait bientôt racontée à tous.

Elle parvint à son logis sans une ennuyeuse rencontre, et se hâta de coucher la malade qui dormait encore.

La digne femme remarqua que le linge de l’enfant était fin, orné de dentelles et marqué des deux lettres B C, et son cou était entouré d’une chaînette d’or. Elle se baissa, intéressée par ce scintillement qui pouvait être un indice de plus, et attira la chaîne doucement à elle. Bientôt elle lisait sur la large médaille d’or aux jolies têtes d’anges : Mireille, baptisée le 27 juin 18

— Mireille ! elle se nomme Mireille ! murmura-t-elle en se relevant, le front soudain soucieux. Alors pourquoi ce B sur son linge ? Cette superbe médaille me prouve bien que cette enfant appartient à une famille riche. Ce n’est donc pas la misère qui a été la cause de son abandon ? Je comprends moins que jamais, et je ne veux plus y penser ; l’essentiel est que la petite soit bien couchée ici ce soir : plus tard nous aviserons.

Kerlan ne tarda pas à rentrer. Sans lui laisser le temps d’exprimer son étonnement devant le spectacle inattendu qui s’offrait à ses yeux, Louise lui dit :

— Une bonne action à faire, mon Pierre. J’ai trouvé cette petite abandonnée au pied de la croix des quatre chemins, et je l’ai apportée ici.

— Tu as bien fait, Louisette ! répondit Kerlan avec chaleur.

— Si ses parents ne se retrouvent pas, consentiras-tu à l’adopter, mon ami ?

Et la voix de la jeune femme se fit plus tendre encore.

— En aurais-tu douté, ma chérie ?

Et il lui tendit sa main loyale.

Ils s’étreignirent, ayant aux lèvres un bon sourire et dans les yeux des larmes attendries.

Louise raconta toute la scène de la rencontre, le linge marqué, la découverte de la médaille, tandis que Mireille, subissant toujours l’influence du narcotique, restait assoupie.

Le lendemain, M. Kerlan partit dès l’aurore pour son travail, après avoir embrassé ses enfants dormant encore. Il baisa aussi la petite main de l’abandonnée qui pendait, frêle et blanche ainsi qu’une cire, le long de sa couche.

— Dès qu’elle sera réveillée, questionne-la, Louise, dit-il. Ses explications nous mettront peut-être sur la trace de ses parents. À mon retour, nous verrons à prévenir le maire.

Mais Mme Kerlan ne put rien savoir ce jour-là, et les brèves explications qu’elle réussit à obtenir ne révélèrent pas le mystère de Mireille,

Kerlan, le soir, ne fut pas plus heureux, et comme Louise, il se heurta au même mutisme étrange.

— Attendons quelques jours, se dit-il, lorsqu’elle se trouvera plus forte, nous essayerons encore de percer ce mystère.

Quatre jours s’écoulèrent sans amener de changement dans l’altitude de celle qui s’était appelée Bianca et répondait maintenant au nom de Mireille.

C’était la même lassitude qui la retenait sur le lit de Marie, mangeant à peine, dormant presque toujours. C’était aussi le même silence gardé sur tout ce qui s’était passé avant son entrée dans l’hospitalière demeure. Aussi on ne l’interrogeait plus.

La curiosité était éveillée dans Kerentrech sur cette trouvaille, car les enfants avaient parlé, et souvent Louise devait répondre aux plus hardies de ses voisines qui ne craignaient pas