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ABANDONNÉE

Le comte s’empressa de saisir l’occasion offerte sans le savoir.

— Oui, vous vous dites sans doute que l’époque fixée pour le départ étant arrivée, il devient imminent !

Les grands yeux qui resplendissaient sous ce rire comme deux fleurs se rembrunirent soudain.

Il vit cette émotion, et d’une voix qu’une anxiété adoucissait encore :

— Ô Paule ! nous laisserez-vous partir ?…

Elle se releva d’un bond, et joignant ses doigts frêles, un rayonnement au front :

— Vous me la donneriez ?…

— Oui ! Car même avec elle, il me serait trop douloureux de vous quitter.

Elle chancela sous ce bonheur immense, imprévu.

Roger l’enlaça doucement, et l’asseyant sur les lierres, il prit place à son côté, en gardant sa main entre les siennes :

— La reconnaissance m’a de suite attiré vers vous, lui murmura-t-il : vous aviez tant fait pour Mireille ! Puis, peu à peu, mon cœur si malheureux se rattacha à l’existence, sans que je susse d’abord par quelle magie.

— N’aviez-vous pas Mireille ? fit-elle, un peu coquette.

Il secoua la tête.

— Ce n’est pas ma fille seule qui me mettait cette joie dans l’âme, c’est vous, Paule, c’est votre charme exquis, votre inépuisable charité pour toutes les douleurs. Vous m’avez sauvé sans le savoir du vide affreux qui m’affolait : j’ai tant souffert !…

Elle le caressa de son regard où riait tout l’azur du ciel.

— Ô bien-aimée !… fit-il.

Ils restèrent quelques instants silencieux, les doigts unis, goûtant une plénitude de jouissances qui rachetaient bien des larmes.

— Je devrai donc quitter Irène ! dit soudain la jeune femme avec regret.

— Voulez-vous rester en Bretagne, amie ? Dites-le, vos désirs seront des ordres.

— Ne regretterez-vous pas votre pays natal ?

— Je vous répondrai comme Ruth : où vous serez résidera mon bonheur. Mais j’y pense, pourquoi ne rebâtirions-nous pas ce château de vos ancêtres ?

— Le rêve d’Irène ! s’écria-t-elle, ravie.

— Eh bien ! nous le réaliserons. Et nous jouirons ainsi doublement de la félicité revenue, puisque votre sœur la partagera.

— On ne saurait trop vous aimer !… murmura-t-elle.

Les yeux du comte eurent un éclair de fierté. Il éleva la main qu’il tenait encore jusqu’à ses lèvres en disant aussi :

— On ne saurait trop vous chérir !…

— Rentrons ! dit enfin Paule. Nos voyageuses doivent être revenues, et j’ai hâte de leur annoncer la bonne nouvelle.

— Mireille en éprouvera une joie délirante, répondit Roger ; elle redoutait tant le moment cruel de la séparation ! Elle a pour vous une tendresse égale à celle qu’elle me porte, et je n’en suis pas jaloux, ajouta-t-il en riant.

Il lui offrit son bras, et ils s’en revinrent lentement vers le château.

Comme en ce moment béni qui comblait ses vœux les plus ardents, Paule goûta pleinement l’ivresse de ce beau jour printanier ! Et combien des jours heureux se succéderaient pour elle dans le domaine aimé, entre tous ces êtres chers.

Quel élan de reconnaissance montait de son âme enivrée vers le ciel serein qui semblait partager cette allégresse ! Elle avait souffert, elle avait pleuré, mais vers sa foi qui, flambeau divin, ne s’était jamais éteinte, Dieu avait envoyé dès ce monde l’ineffable consolation.

Comme ils entraient dans le grand salon, la voiture s’arrêtait devant le perron.

Ils se penchèrent à la fenêtre afin d’en voir descendre les trois femmes.

En les trouvant réunis, une clarté dans les yeux, Mlle Irène devina le doux secret. Elle entra vivement dans le salon avec Mireille, pendant qu’Yvonne regagnait sa chambre.

— Embrasse celle qui va devenir vraiment ta mère, chérie ! s’écria le comte en poussant doucement sa fille vers la jeune femme.

— Maman !…

Et avec un cri de triomphe, l’enfant se jeta dans les bras tendus.

— Vous voulez bien me la donner, n’est-ce pas ? demanda-t-il ensuite à la sœur aînée, qu’un attendrissement très naturel rendait silencieuse.

— Oui, mon cher comte ! Et malgré les tristesses de la séparation, je la verrai partir, confiante, à votre bras.

Alors, d’un élan fou, Paule se précipita vers elle.

— Tu ne me perdras pas, ô toi qui fus pour moi la mère la plus tendre, et les hautes tours de Montscorff se dresseront encore parmi les grands chênes.

Mlle Irène, tout exaltée, malgré sa force de caractère, tendit ses mains à Roger qui les baisa avec une respectueuse affection.

— Combien vous êtes digne d’être aimé ! s’exclama-t-elle.

Puis ils expliquèrent à Mireille ce qu’allait être leur vie désormais.

— Je vais donc aussi avoir un papa et une maman ! fit la petite fille, le regard irradié de lumière.

Ces mots, qui prouvaient combien elle avait souffert de sa situation douloureuse, redoublèrent les caresses dont Paule et Roger la comblaient.

Ils se regardèrent émus, infiniment heureux de pouvoir reconstruire le foyer, puisque Dieu, en son infinie bonté, avait fait renaître dans leurs cœurs la douce fleur d’amour.

*

Deux ans se sont écoulés depuis la Communion de Mireille qui vit éclore tant de joie. Le château de Montscorff se dresse imposant et superbe, avec son pont-levis, ses tours à mâchicoulis, ses sveltes tourelles, sa porte monumentale que surmontent les écussons des deux maisons alliées. Pour la première fois, les oriflammes se déploient aux extrémités des sept tours, et c’est un heureux événement qu’elles signalent.

Un petit enfant sourit dans son berceau placé