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ABANDONNÉE

ment si puissant, si envahisseur. Elle pouvait se l’avouer en cet instant de solitude, où elle ne craignait pas de montrer la rougeur de son visage : elle aimait le comte.

C’était la pitié qui l’avait d’abord attirée vers lui.

Elle l’avait vu pâle et triste dans ses vêtements de deuil, ayant parfois un pli si désespéré au front, que la présence de Mireille ne parvenait même pas à effacer. Enfin, il avait les mêmes idées nobles et fières, et surtout la même foi ardente.

Tout s’était réuni pour emplir peu à peu le cœur de Paule d’une affection immense qu’elle allait être forcée d’arracher de nouveau, mais au prix de quelles souffrances !

C’était pendant cette nuit de Noël, alors que Roger priait à ses côtés, qu’elle avait senti un profond attendrissement la gagner. Heureuse, s’était-elle dit, la femme qui avait un pareil époux ! Et elle avait gémi sur la mort de Marie, sans savoir qu’elle pleurait sur elle-même et sur ses regrets.

Oui, sans vouloir se le dire alors, elle aurait désiré s’appuyer sur ce bras fort et caressant pour le voyage de la vie, puisqu’ils suivaient tous deux la même voie faite de charité et d’amour.

Ah ! pauvre d’elle ! Jamais, jamais ce rêve ne se réaliserait. Il avait trop aimé sa femme, son souvenir était encore trop vivace en lui pour s’effacer jamais.

Et pourtant elle avait bien oublié, elle, ce premier amour qui lui semblait si puissant ! Oui, mais son rêve ne s’était jamais réalisé. Puis cette absence de croyances avait élevé entre elle et le docteur une barrière de glace qui n’existait pas entre le comte et la comtesse, puisqu’une foi immuable les agenouillait au même autel.

Elle devait donc tout tenter pour éteindre à jamais cette flamme qui lui montait du cœur au visage, et pouvait la dénoncer. Oh ! savoir cet amour connu de celui qui l’avait fait naître ! Lui inspirer peut-être de la compassion ! Non, non, les plus grandes souffrances plutôt que cette humiliation.

Et une rougeur ardente lui couvrait les joues, tandis que de grosses larmes filtraient entre ses doigts, dont elle s’était voilé la face, comme si un témoin invisible pouvait la surprendre.

— Ayez pitié de moi, mon Dieu ! murmurait-elle. Faites que nul ne découvre jamais cette tendresse infinie. Que je sois seule à souffrir, seule à regretter. S’il la devinait, peut-être s’y sacrifierait-il, lui, si bon ! Et je ne veux rien devoir à sa pitié.

Mais elle se demandait avec épouvante comment vivre ce mois qui la séparait de la Communion de Mireille et de son départ ! Comment le voir à toute heure, lui parler sans se trahir ! N’avait-il pas déjà remarqué son émotion lorsqu’il lui avait tendu la main ?

Et cet instant de la séparation qu’elle redoutait quand elle ignorait ses propres sentiments, elle aurait voulu l’avancer afin d’échapper aux tortures prévues.

Souffrir, soit, mais en silence, dans la solitude de ces ombrages familiers qui cacheraient si bien ses larmes.

Et pendant une partie de la nuit elle pleura à son balcon, dans une sombre désespérance. Quand cette faiblesse qui la jetait, brisée de corps et d’âme, à cette place où si souvent elle avait rêvé d’un avenir heureux, comme tout cœur jeune et confiant, lorsque cette faiblesse se fut soulagée par les pleurs, la chrétienne se releva, vaillante pour la lutte contre elle-même. Ses mains se joignirent, et ses beaux yeux meurtris s’élevant vers le ciel, où les étoiles pâlissaient déjà sous les teintes rosées de l’aube, elle pria.

Cet appel à Dieu calma son anxiété. Elle s’était confiée à son Père céleste, et, forte de cet appui divin, elle se trouva prête à tout tenter pour sortir triomphante de l’épreuve.

Le rossignol s’était tu ; c’était l’alouette qui, à cette heure, sortait des chaumes et montait vers le ciel en chantant sa prière matinale.

Apaisée, Paule gagna sa couche, où le sommeil bienfaisant vint l’enlever pour quelque temps à ses souffrances morales.

Elle s’éveilla tard, et constata que Mireille s’était déjà promenée dans la rosée, puisqu’elle trouva sur sa table un bouquet d’églantines constellées des perles de l’aurore.

— Ô chérie ! murmura-t-elle en baisant tendrement les fraîches fleurs apportées par sa main amie, ô chérie ! toi, l’enfant de mon âme, et que je devrai bientôt quitter à jamais !

Quand elle se rendit dans la salle à manger, elle y trouva la fillette avec sa sœur et la gouvernante.

— Tu as fait la paresseuse, maman ! s’écria-t-elle.

— Oui, et j’ai trouvé la gerbe matinale qui me l’a reproché.

— Oh ! je ne l’ai pas placée là à cette intention, crois-le, mère.

Et la mignonne l’embrassa avec une effusion qui amena encore des larmes dans les yeux de la jeune femme.

— Tu n’es pas souffrante, Paule ? questionna Mlle Irène, une inquiétude dans le regard.

— Nullement ! Un léger mal de tête, provoqué par une veille un peu prolongée au balcon, m’a retenue au lit, mais il sera bientôt passé.

La sœur aînée fut-elle bien convaincue ? Son visage soucieux ne le prouvait pas. Elle sentait qu’une douleur allait encore entrer dans cette vie qu’elle aurait voulue si heureuse, douleur que Paule voudrait lui cacher, et qui la déchirerait davantage.

— Si tu veux aller vers ton père, mon enfant, reprit la jeune femme, fais atteler, Yvonne t’accompagnera.

— Tu ne te joindras pas à nous, maman ?

— Non ; je profiterai de ma solitude pour répondre à quelques lettres.

Mireille partie pour Pont-Scorff, Paule s’installa dans la bibliothèque afin de faire sa correspondance en tout repos.

Sa correspondance terminée, la jeune femme ne se rendit pas dans le petit salon où travaillait sa sœur ; trop de pensées attristantes l’absorbaient.

Elle voulut y échapper par une promenade à travers le bois. Le calme de la campagne lui avait toujours été très salutaire en ces occasions de mortels soucis.