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ABANDONNÉE

qui avaient achevé si noblement la tâche de Juana.

— Dès que j’ai vu Mireille, murmura Paule, j’ai été conquise, et par sa beauté si frêle, et par ce charme d’innocence qui était en elle.

— Oui, il faut reconnaître que tu as été très perspicace, ma chérie, dit Mlle Irène. Quand je te démontrais les inconvénients qui pouvaient résulter pour nous de cette adoption d’une enfant inconnue, tu me répondais bravement que tu t’en rendrais maîtresse, car tu la croyais fille d’honnêtes gens.

Cette fois, ce fut vers Paule que s’avança, presque craintivement, la main de Roger. Elle y mit la sienne et la retira vivement, une rougeur aux joues ; puis elle s’écria :

— Je vais rejoindre Mireille au jardin.

Ils la regardèrent s’enfuir presque silencieux, préoccupés peut-être des mêmes idées.

— Je ne puis penser à la séparation prochaine sans songer aussi au chagrin que ressentira Mlle Paule en quittant l’enfant, dit enfin M. de Peilrac.

Le visage de la sœur aînée se rembrunit encore.

— Oui, elle souffrira de ce départ, dit-elle simplement. Et pourtant, vous ne pouvez le remettre indéfiniment : tout vous appelle à Peilrac.

— Oh ! tout m’appelle ! répéta-t-il amèrement, je n’y retrouverai que des tombes et de navrants souvenirs.

Mireille, l’air épanoui, vint se jeter au travers de la conversation.

— Nous allons faire une promenade sur le lac avec Yvonne et Alice, et je viens te chercher, papa.

Roger réprima mal un mouvement d’ennui.

— Tu ne le veux pas ? ajouta-t-elle, un regret dans la voix.

— Mais, volontiers, fit-il.

— Allez vous promener sur l’eau, mon cher comte, dit Mlle Irène, et laissez-y tous vos papillons noirs : tant de papillons couleur d’azur y sortent des nénuphars.

Il sourit, et prenant, le bras de sa fille, ils gagnèrent le bord de la rivière. Les trois jeunes femmes les attendaient, et bientôt ils montaient dans la barque blanche que le comte et Yvonne, à l’aide de leurs rames, firent glisser sur l’eau.

La soirée était splendide ! Le soleil déclinait lentement derrière les grands chênes, moirant l’eau limpide de fugitifs rayons passant au travers des branches finement feuillues.

Et dans cette barque amie, près de sa Mireille qui appuyait sa tête brune sur ses genoux, entre ces jeunes filles spirituelles, dont émanait un charme aussi grand que celui de l’onde frissonnante, des fleurs, de la verdure naissante, M. de Peilrac vit, en effet, s’enfuir toutes ses pensées sombres.

Il avait tant souffert qu’il sentait le besoin d’une existence toute de calme et de douces jouissances. Et l’âme ainsi détendue depuis quelques mois dans ce milieu apaisant, il redevenait l’élégant gentilhomme de jadis, avec son fier maintien et ses yeux de velours où passaient des lueurs d’or.

Soudain Mireille releva sa tête câline et s’écria :

— C’est le moment de chanter à père ce duo de Mendelssohn ! On me l’avait toujours promis depuis la fête de tante Irène !

— Quelle mémoire ! fit Yvonne en riant.

— Mais il nous manquera un accompagnement de guitare, plaisanta Alice.

— Écoutez la brise dans les branches des peupliers, dit Paule. Croyez-vous qu’elle n’y suppléera pas ?

— Puisque tout est complot, je vous écoute, Mesdemoiselles, dit Roger.

Sans se faire prier davantage, Paule et Alice redirent ce duo qui avait eu le don de plaire à l’enfant.

Il avait bien le cadre qui lui convenait sur ce lac reflétant l’azur du ciel, sous l’ombre charmeuse et embaumée de ses rives.

Et les voix s’élevaient toujours plus fraîches et plus suaves, impressionnant autant les chanteuses que ceux qui les écoutaient. Harmonie des êtres, harmonie des choses, accord sublime qu’aucune dissonance ne venait troubler. Cette réunion d’âmes poétiques était en parfaite communion avec le beau, dans ce décor féerique du printemps, le grand enchanteur.

Les dernières notes s’étaient envolées vers le parc, y réveillant le vieil écho, que le comte écoutait encore, son front pensif levé vers la nue.

— N’est-ce pas qu’il est joli, ce chant, papa ? fit Mireille avec admiration.

— C’est trop court ! À peine a-t-on le temps d’en goûter toute la délicatesse. Et tout concorde à faire une œuvre de ce duo : la grandeur de la musique du maître, la douceur rythmée des vers, enfin la perfection des voix qui savent si bien rendre cette exquise mélodie.

— Monsieur le comte, vous êtes un flatteur ! s’écria Alice en le menaçant du doigt.

Paule, le regard perdu vers les profondeurs du parc, ne répondit même pas par un sourire. Et la barque s’étant rapprochée du bord, elle dit à Yvonne de l’y faire atterrir, songeant soudain au thé qui les attendait.

— Déjà ! protesta Mireille. Il fait si beau sur le lac à cette heure, maman !

— Oui, chérie, mais tante Irène doit s’ennuyer toute seule.

Ils regagnèrent le château, tout en discutant sur les maîtres préférés. Et pour la première fois depuis son arrivée en Bretagne, Roger voulut bien leur jouer, avec une perfection remarquable, une sonate de Chopin, son compositeur favori.

Le soir, Paule s’attarda au balcon de sa chambre, rafraîchissant son front brûlant à la brise nocturne, qui lui apportait, avec le parfum des fleurs, le chant harmonieux du rossignol.

Sa fille dormait, paisible, sous ses draperies d’azur, elle pouvait donc rêver en paix sous le ciel splendide où s’étaient allumées des étoiles sans nombre. Mais sa rêverie n’était pas douce, à en juger par les grands yeux désolés qui s’élevaient vers la nue étincelante.

La jeune femme était forcée de le reconnaître ; aujourd’hui qu’elle avait mieux lu dans son cœur, ce n’était pas seulement Mireille qu’elle regretterait au départ, mais aussi son père. Oui, son âme fermée à l’amour depuis la mort du Dr Kerneste s’était ouverte à ce senti-