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ABANDONNÉE

moi aussi je l’aimais, et je l’aime encore. Si je n’ai pas parlé, c’est que j’avais peur de la voir arrêtée et mise en prison.

— Alors je n’hésite pas à lui pardonner le mal commis si elle a été bonne pour toi.

— Je croyais d’abord que j’étais sa petite fille, j’avais oublié tout ce qui s’était passé avant ; un jour, j’ai entendu Juana reprocher à Marcello de m’avoir volée. Et plus Juana m’aimait, plus le maître devenait méchant.

— Il était jaloux de cette affection, murmura M. de Peilrac. Comment t’ont-ils abandonnée ? ajouta-t-il.

— Oh ! ce ne fut pas Juana ! Je tombai du trapèze, et je me fis une blessure à la tête. Marcello, voyant que je ne pouvais plus travailler, engagea une autre petite fille, Zénia, et il m’acheta une belle poupée pour m’amuser : il était redevenu bon. C’est alors que Juana me mit au cou mon beau collier d’or. Et m’étant endormie après le déjeuner, je me réveillai chez Mme Kerlan.

— Les misérables t’auront encore procuré un sommeil factice pour mieux réussir dans leur ténébreux projet !

Et en proie à une exaspération sans honte, le comte se leva du banc et se promena à grands pas, les yeux farouches. Mireille vint encore passer son bras sous le sien.

— Il ne faut pas appeler Juana ainsi ! dit-elle d’un ton animé. Elle me chérissait comme une fille, et j’ai toujours été heureuse près d’elle.

— Oui, mais elle te laissait travailler jusqu’à en mourir !

— Bien souvent je ne faisais que paraître sur la scène, sans faire d’exercices, ce n’est que dans les derniers mois que le maître criait quand je ne le voulais pas.

— Ah ! ne parlons plus de ces choses affreuses, ma pauvre bien-aimée ! Tu as assez souffert loin de nous, loin de ton milieu, pour essayer d’oublier ces douloureuses années. Maintenant que tu m’es rendue, j’y emploierai toute mon affection, et si ton bonheur ne dépend que de moi, il sera immense, ma chérie, immense !…

Pendant les quelques jours qu’ils passèrent à Peilrac, le comte redoubla de tendresse et de gâteries pour sa fille. Il la conduisit chez leurs amis où elle fut fêtée, surtout à la sous-préfecture d’où était sorti pour elle le bonheur présent.

En passant dans une des rues de Bayonne, Mireille s’arrêta à la vitrine d’un grand joaillier.

— Que désires-tu ? lui demanda son père en souriant.

— Un souvenir de mon grand voyage pour maman et tante Irène, fit-elle.

— Entrons, répondit vivement M. de Peilrac.

Et bientôt, la fillette, avec un goût étonnant, choisissait deux délicieuses parures formées de boucles d’oreilles, d’une broche et d’une bague. L’une, ornée de perles fines d’une grande beauté, était destinée à Paule ; l’autre, enrichie de grenats, devait être offerte à Mlle Irène.

Puis, avisant deux mignonnes montres d’or, jolies à ravir avec les petits brillants et les saphirs qui les constellaient :

— Ne feraient-elles pas plaisir aux jumelles, dis, père ? Regarde, elles sont toutes pareilles !

Et le comte, souriant encore, fit enfermer les petites montres qui partirent le jour même pour Majorque, avec le portrait de l’enfant qui savait si bien reconnaître l’affection qu’on lui témoignait.

Malgré toutes les marques d’amitié qui lui furent prodiguées à Bayonne, ce fut l’âme sereine qu’elle monta dans le train à destination de la Bretagne.


CHAPITRE V

L’EXPIATION


Le printemps était venu.

Une fraîche senteur s’échappait déjà des bois où se montraient, timides encore, les pâles violettes aimées de tous, et, dans chaque arbre aux bourgeons gonflés par la sève, un nid s’encastrait entre deux branches, autour duquel voltigeait un couple affairé.

Tout parlait de joie, de paix, d’amour ; tout dénotait une vie intense en cette campagne que les jours maussades avaient faite si morne.

Et cependant, dans la chambre étrange d’une roulotte, arrêtée en plein bois, à proximité de la ville de Bonn, un homme se mourait, insensible à ce renouveau, dont le vieux cheval qui traînait le lourd véhicule broutait les jeunes pousses, une lueur de joie en ses yeux mornes.

À quelque distance de la voiture, une fillette et un jeune garçon, accroupis dans l’herbe, fêtaient aussi à leur façon le retour du soleil. L’une tressait une couronne de pâquerettes, tandis que son compagnon, tout en sifflant un air vainqueur, se taillait une flûte champêtre dans une branche de coudrier.

Trop peu de mois s’étaient écoulés depuis la kermesse de Lorient pour que l’on pût hésiter à reconnaître en eux Zénia, la jeune gymnaste, et le pitre Carlo.

Il n’en était pas ainsi pour Marcello et Juana. Étendu sur un lit de douleur, une pâleur livide répandue sur le visage d’un amaigrissement extraordinaire, le saltimbanque respirait avec difficulté, et des plaintes s’échappaient, sifflantes, de sa poitrine oppressée. Près de lui se tenait sa femme.

En elle aussi un changement immense s’était fait. Pâle et triste sous ses vêtements sombres, elle n’offrait plus que l’ombre de cette belle créature qui s’asseyait, droite et fière, à l’entrée de la baraque, pour distribuer les billets des représentations.

Le départ de Bianca, cette enfant qu’elle aimait de toute sa tendresse de mère jamais assouvie, de tous ses remords toujours à l’état latent dans son cœur fiévreux, ce départ l’avait anéantie. En elle, plus de ressorts, rien que des mouvements machinaux de pauvre esclave placée sous une main de fer, et qui doit marcher envers et contre toutes souffrances.

Bien des fois elle avait voulu s’enfuir de l’Allemagne où ils avaient continué à résider, afin de revenir vers cette Bretagne où toute son âme était restée ; toujours la main brutale s’était appesantie sur elle, et, forcée de demeurer, elle avait continué à tourner dans le même cercle abhorré, écœurée de tout. C’est ce qui donnait à ses grands yeux cerclés de