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ABANDONNÉE

Et la voix montait, montait toujours, vibrante et pure, sous les voûtes assombries, emportant avec elle vers les régions divines tous ceux qui palpitaient d’une même foi et d’une même espérance, et oubliaient, en l’y suivant, leurs peines et leurs pénibles labeurs.

En sortant de l’église, Roger, d’une voix où éclataient la plus intense émotion et l’admiration la plus vive, félicita la jeune femme, et la remercia de ce moment inoubliable.

— J’ai entendu bien des artistes, Mademoiselle, mais aucun ne m’a procuré cette jouissance presque surhumaine que j’ai goûtée ce soir.

Paule paraissait, aussi vivement émue ; à peine put-elle balbutier quelques paroles. Mais Mireille se jeta à son cou en lui disant :

— Tu m’embrasses quand j’ai bien fait, maman ; à mon tour je veux te montrer à quel point tu as bien chanté en te baisant cent fois.

— Comme cette cérémonie sera très longue, dit Mlle Irène en riant, montons en voiture, tu en auras alors tout le loisir.

Et ce fut pelotonnée sur les genoux de la jeune femme que la petite fille fit la route de Cléguer au château.

Le lendemain de Noël, elle partait pour Bayonne avec son père.

Paule avait suivi longtemps des yeux la voiture qui emportait son trésor ; puis, d’un accent lassé, elle dit à sa sœur :

— Allons, je commence aujourd’hui à essayer de me passer d’elle. Il me faut oublier mon rêve !

En arrivant à Peilrac, Mireille s’écria :

— J’ai déjà vu ce château !

— Oui, ma chère petite, son ensemble est celui des Magnolias.

L’enfant secoua la tête.

— C’est au contraire en arrivant, à Montscorff que je me suis imaginée avoir été autrefois, il y a bien longtemps, dans des lieux semblables.

Même sous la préoccupation du moment qui allait peut-être lui dévoiler le mystère de l’enlèvement de sa fille, le comte sourit un peu tristement cependant en entendant cette fillette de neuf ans parler d’un temps très lointain. Il ne l’interrogea pas, ne voulant rien brusquer, et ils entrèrent dans sa riche demeure, reçus par les vieux serviteurs qui montraient toute leur joie de revoir enfin cette petite fille tant pleurée.

La première visite fut pour la chapelle où reposaient celles qui n’avaient pas eu, elles, cet immense bonheur. En déposant sur l’autel la gerbe choisie avec tant de soins et d’affection, Mireille pleura, Roger mêla ses larmes aux siennes, et cette fois son désespoir ne fut pas atténué par la présence de sa fille ; au contraire, ses regrets étaient plus profonds.

Que n’aurait-il donné pour voir, en ce jour béni où il ramenait l’oiseau perdu au nid paternel, pour voir sa mère et sa femme accourir à leur rencontre afin de l’y recevoir !

Et il s’abîmait dans une désespérance sans bornes.

Mais la petite main de Mireille vint encore panser la plaie de ce cœur ulcéré. Elle passa douce et caressante sur ses yeux humides, et s’enroula ensuite à son cou.

— Père, je suis là !… murmura-t-elle timidement.

Il la pressa sur sa poitrine.

— Oh ! sans toi, chérie, qui me retiendrait dans la vie !…

Ils revinrent vers Peilrac et entrèrent dans le parc. Arrivés au bord de ce gave qui roulait encore ses flots troublés par les pluies d’automne, ils s’arrêtèrent, aussi bouleversés l’un que l’autre.

Mireille étendit le bras vers les saules de la rivière, et comme si un voile se déchirait pour lui montrer le passé :

— C’est ici que l’homme est venu !… fit-elle.

— Quel homme ?… interrogea le comte, le cœur lui battant à en mourir.

— Celui qui m’a prise !… Ah ! je ne sais plus !… ajouta-t-elle, comme si un souvenir survenait soudain en elle.

Le père, tout frémissant, la fit asseoir sur le banc de granit placé sous un grand marronnier, et l’entourant de sa plus caressante étreinte :

— Écoute-moi bien, mon aimée ! Si la crainte de voir arriver du mal aux gens qui t’ont enlevée à moi retient les paroles, je te jure par la mémoire de ta mère que je leur pardonnerai tout ce qu’ils m’ont fait souffrir. Ainsi dis-moi tout.

L’enfant parut se recueillir, puis elle murmura :

— Je jouais près de la rivière, quand un homme parut devant moi… Il me fit peur et je voulus m’enfuir, mais il me retint par le bras et me jeta sur la tête quelque chose de blanc… et je ne me souviens plus de ce qui arriva alors.

— Ce misérable t’aura endormie à l’aide d’un stupéfiant qu’il t’a fait respirer ! s’écria le comte. Oh ! l’infâme… le bandit !…

Il regrettait en cet instant le serment qu’il venait de prononcer. Il aurait été heureux de voir cet homme puni pour ce rapt qui avait causé tant de désastres, tant de douleurs ! Mais, se maîtrisant, il interrogea de nouveau Mireille.

— Qu’arriva-t-il ensuite ? Où te réveillas-tu, ma pauvre chérie ?

— Je me revois dans une voiture, où nous couchions, où nous mangions avec Marcello, Juana et Carlo. Il y avait aussi des singes et des chiens savants qui faisaient toutes sortes de tours.

Le malheureux Roger eut un cri violent de colère et de douleur.

— Ainsi tu avais été enlevée par des saltimbanques ! s’écria-t-il. Et ils t’obligeaient sans doute à des exercices souvent périlleux pour gagner ta misérable existence ?

— Oui, répondit-elle laconiquement.

Il la prit entre ses bras.

— Ô pauvre petite fleur ! si choyée, si aimée, dans quel milieu abject étais-tu tombée ! Bafouée, accablée de coups !…

Mireille reprit vivement :

— L’homme était méchant, il me grondait parfois, mais il ne m’a jamais battue. Quant à Juana, que je nommais ma mère, elle m’aimait, elle, et me donnait tout ce que je désirais. Et