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ABANDONNÉE

La chambre de la roulotte était très simple, mais d’une propreté extrême.

Juana rangea les vêtements de la malade et disparut dans la cuisine, afin de lui faire chauffer un peu de lait.

Quelques instants plus tard, elle l’apportait à Bianca, mais le sommeil l’avait arrachée pour quelque temps aux souffrances de la vie.

À ce moment, Marcello entra dans la roulotte.

— Eh bien ? interrogea-t-il.

— L’enfant repose, répondit la jeune femme. Elle n’a rien de cassé, Dieu merci ! Son accident se bornera à cette écorchure du front.

— La couche de sable était épaisse, fit l’homme, la chute en a été amortie.

— Heureusement, dit Juana. La pauvre petite est assez malade sans avoir encore à souffrir d’un membre luxé.

— Allons, tu trouveras toujours le moyen de la plaindre, cette pimbêche ! Elle en abuse ensuite pour faire la mijaurée et ne plus vouloir travailler. Si cela continue, ajouta Marcello, je l’abandonnerai comme elle l’a déjà été.

— L’a-t-elle jamais été ? murmura Juana.

— Que dis-tu ?

Elle se redressa, vaillante, prête à la lutte pour la petite qu’elle aimait comme sienne.

— Je me demande si tu ne l’as pas volée !

Marcello eut un geste de menace.

— Tu es folle ! Ne t’ai-je pas raconté cent fois que j’avais trouvé cette petite drôlesse qui suscite aujourd’hui des querelles entre nous — ah ! si je l’avais prévu ! — au pied d’une croix, et que je te l’avais apportée, à toi qui te plaignais amèrement de n’avoir pas d’enfant.

— Quand on délaisse son petit, c’est qu’on est bien malheureux, Marcello, et les vêtements de Bianca indiquaient l’opulence.

— Il y a des riches qui, pour des motifs souvent honteux, ou une question d’héritage, peuvent faire disparaître un être gênant.

— Lorsque l’on en arrive à cette extrémité, on démarque le linge, et celui de celle que tu as nommée Bianca était brodé d’un M et d’un P. De plus, une…

Mais Juana s’arrêta net et se mordit les lèvres.

— Pourquoi n’as-tu pas fait toutes ces réflexions lorsque je t’ai apporté la petite fille ? Tu l’as acceptée comme un joli joujou, sans paraître te soucier beaucoup où je l’avais prise.

— Parce que je t’aimais à cette époque ; je croyais en toi de toute mon âme et je n’aurais pas voulu te faire l’injure d’un doute.

— Aujourd’hui tu ne crains pas de me la jeter en pleine face, cette injure ! Mais prends garde, Juana, prends garde !…

Et le saltimbanque sortit de la roulotte.

Quand Juana se trouva seule, elle se jeta, accablée, sur un siège, et, soutenant de la main sa tête aux amères pensées, elle songea.

Les ressouvenirs devaient être navrants, car des larmes jaillirent et filtrèrent bientôt à travers ses doigts.

Son père, M. Castro, riche vigneron de la province d’Alicante, l’avait élevée comme une senora. Toute jeune encore, elle avait perdu sa mère, et la tendresse de son père et de ses deux frères, beaucoup plus âgés qu’elle, s’était reportée sur elle.

Malgré le sentiment de tristesse laissée au foyer par la place vide de l’épouse, la famille vécut heureuse, dans une large aisance, jusqu’à la venue de Marcello Capulto.

Il n’avait pas à cette époque l’allure grotesque qu’un embonpoint prodigieux lui donna depuis. C’était un beau jeune homme aux splendides yeux noirs, aux cheveux bouclés aussi brillants que l’aile du corbeau.

Il se fit aimer de Juana et l’épousa, malgré le mécontentement de son père que cet inconnu, qui se disait cependant le cadet d’une grande famille, effrayait pour le bonheur de cette fille unique et tant chérie.

La jeune femme, follement éprise, n’avait pas voulu écouter les sages avis, et elle était partie, radieuse, au bras de l’époux de son choix.

Hélas ! elle n’avait pas été longue à reconnaître son erreur !

Ils vécurent d’abord du produit de la dot magnifique que M. Castro avait donnée à sa fille, puis ce fut la gêne, et la chute dans une baraque de saltimbanques. Car le noble Capulto aurait été incapable de remplir aucun emploi.

Il avait acheté la roulotte et les animaux avec leurs dernières ressources, et depuis il allait, un peu à l’aventure, se plaisant maintenant à ce métier qui écœurait sa femme. Une somme assez forte provenant de l’héritage de M. Castro les aidait à vivre quand les recettes venaient à baisser.

Mais un immense dégoût avait remplacé dans le cœur de Juana l’amour d’autrefois, et amères, oh ! bien amères étaient les larmes de la jeune femme !

Et c’était plutôt sur le sort de la pauvre enfant qu’elle pleurait, car pour elle il n’y avait plus de doute, Marcello l’avait volée.

La malheureuse Juana songeait, avec pitié et remords à la douleur des parents de la ravissante petite créature qui se mourait près d’elle sous la rancœur de cette profession si offensante pour sa fierté.

Quand son mari lui avait apporté la petite fille en lui racontant cette histoire d’abandon, elle avait trouvé une médaille d’or suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Cette médaille portait ces mots gravés sur l’une de ses faces : Mireille, baptisée le 27 juin 18…, et sur l’autre deux mignonnes clochettes semblant sonner à toutes volées, avec, au-dessus, de jolies têtes d’anges.

Par un sentiment incompréhensible à cette époque, puisqu’elle croyait encore en son mari, Juana cacha ce bijou. Et moins que jamais à cette heure elle aurait voulu en divulguer le secret.

Elle se reprochait amèrement, aujourd’hui qu’elle avait pu lire dans l’âme de Marcello, elle se reprochait d’avoir cru à cette fable de l’abandon. Si elle n’avait pas accepté cette enfant comme sienne, si elle avait profité de l’empire exercé sur son mari pour le forcer à lui dire la vérité, elle aurait pu réparer peut-être la faute immense.

Il était trop tard, Marcello ne parlerait pas.

Et c’était pour lui plaire qu’il avait enlevé ce petit être à l’amour des siens : elle se plai-