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ABANDONNÉE

toute sa personne ! On reconnaît en elle la fille d’une race vaillante et fière.

Mlle Paule est beaucoup plus jeune ; elle offre avec son aînée un parfait contraste, quant aux traits. Il est impossible d’oublier ce fin visage couronné de cheveux d’un blond doré, aux beaux yeux bleus, aussi purs, aussi jeunes que ceux d’un enfant, à la bouche fraîche qui s’ouvre sur des dents d’une éclatante blancheur.

Dans sa robe d’intérieur aux vaporeuses dentelles, avec cette taille svelte, ce teint aussi délicat qu’un lis, elle semblait un doux pastel d’autrefois s’animant soudain.

Comment ne s’est-elle pas mariée ? Je m’étonne qu’un tel charme soit demeuré enfoui dans ce petit manoir. Il doit y avoir un mystère dans cette vie si calme en apparence.

Si vous aviez pu voir ses yeux agrandis, ses lèvres frémissantes lorsque je parlai du retour de Mireille à Peilrac, vous auriez senti comme moi votre cœur se serrer en songeant aux tristesses qu’elle ressentira quand cette enfant qu’elle avait faite sienne la quittera.

Et c’est ce qui cause ma peine.

J’ai promis de lui laisser Mireille jusqu’en mai, époque où elle fera sa première Communion ; mais alors il faudra bien partir pour Bayonne. Et je me torture déjà à cette pensée.

Je pourrai essayer de rendre à Mme Kerlan le bien qu’elle a fait a ma fille, en dotant ses enfants. Mais pour elle, cette nature exquise, qui n’a pas hésité à adopter une inconnue jetée sur la route, comment le reconnaîtrai-je ? En lui enlevant cette fille de son âme !… Je ne veux plus songer à cette séparation, elle m’émeut trop profondément à l’avance.

Je vais donc passer quelques mois en Bretagne ; je résiderai sans doute à Pont-Scorff, petite ville située à quelques kilomètres du château. Mais je ferai venir de Lorient les voitures et les chevaux nécessaires pour diminuer la distance qui me séparera de ma Mireille. Elle reste à Montscorff, comme je l’ai promis à Mlle Paule.

Quant à l’enlèvement de ma chère petite à Peilrac, Je ne puis encore me l’expliquer, puisque les lèvres de Mireille sont muettes à ce sujet. Plus tard peut-être ce mystère me sera-t-il dévoilé.

Minuit sonne à la pendule de ma chambre, et je vais clore cette trop longue lettre afin d’en écrire une seconde de vive gratitude à M. des Roulleaux, et goûter enfin un peu de repos : il y a tant de nuits que je n’ai dormi !

Si mon âme est toujours triste, elle n’est plus affolée ; un rayon s’est levé dans ma nuit, et je bénis cette lueur d’aurore que Dieu, dans son infinie bonté, a fait briller sur ma vie si désenchantée.

Ô Marie ! douce fleur trop tôt brisée, quel bonheur aurait été le nôtre maintenant !…

À bientôt d’autres détails, mes chers amis. Qui m’aurait dit, lorsque je quittai en désespéré votre île charmante, que j’allais retrouver en France une chère mienne me rattachant à la terre !

J’embrasse vos jolies mignonnes. Annoncez-leur quelle gentille compagne elles auront l’an prochain à Peilrac. Je baise les mains de Mme Falouzza, et je serre les vôtres, mon cher docteur, en vous disant à toujours !

Cte R. de Peilrac.


CHAPITRE II

UN PEU D’AZUR DANS UN CIEL NOIR


Quelques jours après son arrivée aux Magnolias, le comte de Peilrac était complètement installé à Pont-Scorff. Un tapissier venu de Lorient avait richement meublé cette demeure vaste et claire.

Roger, avec le goût d’un artiste, présida à cet emménagement qu’il voulait complet ; ne fallait-il pas recevoir cette petite reine retrouvée dans un logis digne d’elle ?

Mireille y avait sa chambre, qu’elle pourrait occuper quand elle dînerait chez son père, et qu’il serait trop tard pour rentrer à Montscorff en cette saison aux courtes journées. Et les meubles charmants, les tentures soyeuses, avaient été prodigués dans cette pièce que le comte s’était plu à orner lui-même de tous les petits objets qui pouvaient flatter une enfant. Les jouets n’y manquaient pas : il y avait si longtemps que le père n’en avait donné à sa fille !

Aussi lorsque Mireille y pénétra jeta-t-elle un cri de joie en courant à la belle poupée assise commodément dans un fauteuil à son usage, près d’un berceau blanc aux rideaux de guipure. Quels tendres remerciements cette gâterie valut à Roger !

L’enfant, vêtue de noir maintenant, était venue à Pont-Scorff, conduite par sa gouvernante, afin d’y passer la journée. Yvonne profitait de cette liberté pour se rendre chez sa mère, seule et attristée depuis son départ. Ce fut donc un double plaisir procuré aux orphelines par ce beau jour de décembre, aussi doux qu’un avril dans ce Morbihan privilégié.

Mireille, avec une légèreté d’oiseau, allait de pièce en pièce, admirant, s’extasiant sur toutes les jolies choses qui les paraient. Des fleurs aidaient encore à donner au logis une note coquette et personnelle.

— Ô père ! disait-elle, tu as su tout arranger comme une vraie femme ! Maman, qui a pourtant beaucoup de goût, n’aurait pas mieux fait.

Pour la première fois ce nom intime, qui lui rappelait la vraie mère, donné à Paule, attrista Roger.

— Tu appelles donc toujours Mlle de Montscorff ainsi ? demanda-t-il, un pli soucieux au front.

— Mais oui, puisqu’elle m’a adoptée pour sa fille ! Et figure-toi que depuis ton arrivée, elle m’a invitée plusieurs fois à lui dire tante, ainsi que je le fais pour tante Irène, parce que je t’ai retrouvé maintenant, m’a-t-elle expliqué, et qu’un père doit suffire. Je ne le trouve pas, et toi, papa ?

Un triste sourire lui répondit tout d’abord.

— En effet, ma chère petite, dit enfin le comte ; quand on a le bonheur de posséder sa mère, on est doublement aimée, par conséquent doublement heureuse.

— C’est ce que j’ai dit à maman. Aussi vais-je continuer à la nommer ainsi ; il me semble que je lui prouverais moins mon amour si je l’appelais tante, et Dieu sait si je l’aime !… Oh ! pas plus que toi ! se hâta-t-elle d’ajouter, craignant d’avoir offensé son père. Vous tenez la même place dans mon cœur. Et il est tellement grand, ce cœur, que j’y peux mettre aussi tante Irène, bonne amie Kerlan, Marie, Louis… tout ceux qui me chérissent enfin.

— Garde un peu de cette affection à la mère et à la grand’mère mortes, enfant ; elles t’auraient tant aimée !

Et, comme ils étaient retournés dans la chambre de la fillette, il la conduisit près de