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ABANDONNÉE

porte fermée, quand la fenêtre se trouvait ouverte par l’ordre de la Faculté. Elle s’habilla sans bruit, et bientôt elle enjambait le balcon et descendait agilement parmi les grappes embaumées des glycines.

Paule, qu’une insomnie provoquée par un léger mal de tête avait tenue éveillée pendant les premières heures de la nuit, dormait à ce moment d’un lourd sommeil.

La fillette ne fit qu’un bond jusqu’au parc où miroitait le petit lac sous les rayons argentés du soleil levant. Oh ! voir cette eau que traversait le Scorff, sur laquelle flottait l’ombre remuante des branches et les fleurs des nénuphars ? Il y avait bien des jours qu’elle le demandait à Paule. La jeune femme craignait la fraîcheur de l’eau pour sa convalescente qu’une petite fièvre minait encore, et, malgré les mots tendres et les mines imploreuses, elle résistait.

Et aujourd’hui Mireille y touchait, à ce lac en miniature ; elle pouvait y mirer sa fine silhouette dans le fond sombre tendu par les grands arbres. Elle resta d’abord les doigts croisés, admirant et murmurant sa prière du matin devant le clair miroir teinté de l’azur du ciel. Elle ne songea même pas à demander pardon à Dieu de cette désobéissance envers celle qui la chercherait vainement tout à l’heure dans sa chambre.

L’enfant avait vécu presque sans frein jusqu’alors, Juana la laissait aller et venir à sa guise quand le maître n’était pas là ; elle ne croyait donc pas mal faire.

Elle avisa bientôt une barque blanche, aux rames légères, attachée simplement à un tronc d’arbre. Une promenade en bateau, sur cette eau limpide, devait la tenter. Elle défit la corde de ses doigts nerveux, sauta dans la barque, et, saisissant les rames, elle fut bien vite au beau milieu de l’étang, là où commençaient à s’entr’ouvrir quelques nénuphars à la pâleur rosée. Elle se pencha et en cueillit quelques-uns qu’elle tressa en guirlande, afin d’en orner ses cheveux flottants. Ainsi coiffée, avec sa robe blanche, serrée à la taille par un ruban bleu, elle semblait la fée des ondes se promenant sur son liquide domaine.

En cet instant, Mireille avait tout oublié. Elle ne pensait plus qu’à jouir de cette splendide matinée qui paraissait s’être levée pour elle. Soudain son nom prononcé par une voix affolée la fit tressaillir : c’était Paule qui la cherchait.

À son réveil, la jeune femme s’était rendue près du lit de l’enfant comme elle en avait l’habitude ; quel fut son effroi en le trouvant vide ! Elle ne pensa qu’à une chose : les saltimbanques qui avaient abandonné la petite fille venaient de la lui ravir, maintenant qu’elle était guérie.

Elle descendit vivement, et cria à Victoire, la cuisinière, qui sortait dans le jardin :

— Avez-vous vu Mireille ?

— Non, Mademoiselle.

— La porte était-elle fermée à votre lever ?

— Comme d’habitude, Mademoiselle. Je suis sortie la première, puis Mlle Irène qui s’est rendue à Cléguer pour la messe.

— L’enfant n’est plus dans sa chambre !… dit Paule d’une voix défaillante.

Victoire eut un geste d’épouvante en levant ses larges mains vers le ciel, puis montrant à sa maîtresse une longue liane de glycine qui pendait, brisée.

— C’est par là que les ravisseurs l’ont enlevée !… gémit la jeune femme.

— Impossible, Mademoiselle ! Comment seraient-ils entrés dans le jardin ?

— Ces gens sautent par-dessus les murs les mieux gardés.

— L’enfant est peut-être descendue toute seule.

— Êtes-vous folle, Victoire ? Une petite fille de cet âge, encore souffrante, tenter une pareille descente !

— Dame, Mademoiselle si elle est la fille d’un saltimbanque, elle sait sans doute faire des tours.

— Assez !… fit la jeune femme un peu sèchement. L’idée de la domestique était peut-être la bonne. Aussi Paule se mit-elle à courir du côté du parc en appelant l’enfant.

Celle-ci s’empressait de ramer, afin d’atterrir et de rassurer Mlle de Montscorff. Elle s’en voulait de cette fuite matinale qui l’avait inquiétée. Mais le courant était fort sous la brise qui s’élevait avec le soleil, et les petites mains bien frêles pour diriger l’embarcation.

Aussi, quand Paule l’aperçut, ce fut pour tomber d’une inquiétude dans une autre.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, si elle allait mourir, là, sous nos yeux !…

L’enfant elle-même s’affolait.

— Je ne puis plus !… balbutia-t-elle.

Heureusement qu’à cet instant critique Guillaume accourut, attiré par les cris des deux femmes, et, se jetant à l’eau, il ne tarda pas à atteindre la barque. Bientôt il remettait la petite toute tremblante à sa maîtresse.

Devant la pâleur de sa bienfaitrice, Mireille vit combien elle avait été coupable ; elle lui tendit les bras, tout en pleurs.

— Près de ce lac où tu as failli laisser la vie, imprudente enfant, jure-moi de ne plus recommencer.

— Oh ! je te le jure ! jamais, jamais plus !… Mais je voulais tant voir le lac, et il était si beau au soleil levant !…

Devant cet enthousiasme persistant malgré le danger couru, la jeune femme ne put retenir un sourire.

— Tu ris, Mademoiselle, fit Mireille en battant des mains, donc tu n’es plus fâchée !

L’on s’empressa de recoucher la petite téméraire. Mais en s’appuyant, rêveuse, au balcon enguirlandé de glycines, Paule se répétait :

— Est-ce l’enfant d’un saltimbanque ? L’a-t-il volée à sa famille ? Qui me dévoilera ce mystère ?


CHAPITRE VII

ENTRE DEUX TENDRESSES


L’escapade de Mireille n’avait pas eu de suites. Elle était aujourd’hui complètement guérie et pouvait jouir de cette nature aimée en ce splendide mois de mai où s’étale la pleine saison printanière.