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ABANDONNÉE

cette nature entrevue si belle à travers les grilles qu’elle ne pouvait encore franchir. Elle renaissait à la vie par la tendresse et le bonheur.

Le docteur qui venait la voir chaque jour avait défendu tout nouvel interrogatoire.

— Son état maladif aura bientôt complètement disparu ; gardons-nous bien d’arrêter ce retour vers la santé par des questions qui ne nous feraient sans doute aboutir à rien.

La note concernant l’abandon, publiée dans plusieurs journaux, n’avait en effet apporté aucun résultat.

Mireille, du reste, ne faisait nulle allusion à sa vie antérieure. Elle était très gaie, très gentille, causant volontiers de toutes choses, mais jamais elle ne se prêtait à un retour vers le passé. Le voile du mystère tombait donc sur ces années inconnues de ses amis en plis de plus en plus épais.

C’est que la petite fille avait bien souvent réfléchi sur tous ces événements, survenus en si peu de jours, pendant les longues heures qu’elle passait au lit, ses grands yeux fermés, comme si un lourd sommeil s’était emparé d’elle. On la laissait seule en ces moments, et dans la solitude de cette chambre amie, elle songeait à la roulotte, à Juana, à Marcello.

Moins que jamais elle accusait sa mère ; mais elle se disait que tout ce qui était arrivé avait été voulu par elle. Ne se souvenait-elle pas des réflexions de cette femme si bonne toujours !

— Je te voudrais heureuse, ma Bianca ! lui disait-elle en l’embrassant avec toute sa tendresse. Que ne puis-je donner les jours qui me restent à vivre pour que ce bonheur soit à jamais ton lot ! Je préférerais ne plus te voir, si je pouvais à ce prix payer ton entière félicité.

Et Mireille croyait, et fermement, que Juana l’avait suivie, invisible à tous, d’abord chez Mme Kerlan, ensuite au château ; puis elle était partie, satisfaite, après s’être assurée que sa fille aimée avait enfin trouvé le port.

Avec un grand fonds de naïveté, cette fillette de neuf ans avait parfois des éclairs de raison surprenants, tant le malheur mûrit.

— Tu n’as pas parlé, ô mère ! se murmurait-elle pendant ces ressouvenirs silencieux. Je ne parlerai pas. Je ne dirai jamais ce que tu fus pour moi, parce qu’il faudrait nommer le maître méchant qui nous faisait souffrir. Mais je ne t’oublierai pas, crois-le, et lorsque tu voudras revenir, ta Bianca en sera bien heureuse.

Et des larmes roulaient alors des grands yeux fermés sur les petites joues pâles.

Un jour que Paule était entrée au milieu de cette explosion de regrets, elle avait embrassé les fins cheveux brunis en murmurant :

— Elle pleure !…

Alors Mireille l’avait regardée avec un clair sourire, où perçait cependant une certaine tristesse.

— Je faisais un vilain rêve ! dit-elle. Tu as bien fait de me réveiller.

Elle avait adopté de suite le tutoiement familier vis-à-vis de la jeune femme et de Mme Kerlan ; elle disait « vous » à Mlle Irène, et n’avait pas avec elle ces épanchements qui faisaient la joie de Paule, restée très jeune de caractère, au milieu de cette nature rajeunissante. Mais avec cet illogisme digne d’une enfant, elle la nommait très respectueusement Mademoiselle en lui disant ce « tu » si tendre. Et Paule, rieuse, la laissait faire à sa guise, en songeant que plus tard elle changerait ce titre en un autre plus doux.

C’était toujours vers la campagne aux vertes prairies, où passait le Scorff jaseur, que la petite fille aurait voulu diriger ses pas ; sa conductrice lui disait encore :

— Un peu de patience, Mireille ; lorsque tes forces seront complètement revenues, nous te donnerons la clé des champs.

— Mais je suis forte, Mademoiselle ! Veux-tu que je te le prouve en montant dans cet arbre ?

— Oh ! comme un gamin ! Une petite fille ne doit pas le faire ; ne le sais-tu pas ?

L’enfant se mordait les lèvres, et sous prétexte d’une fleur à cueillir, qu’elle venait ensuite offrir à Paule, elle s’éloignait sans répondre.

Un matin, Mireille s’éveilla de meilleure heure que de coutume ; l’aurore pointait à peine au-dessus des grands arbres bordant la rivière, qu’elle sautait du lit, et allait à la fenêtre, toujours ouverte d’après l’ordre du docteur.

Dans sa longue chemise de nuit, avec les fines boucles auréolant son doux visage, elle semblait un bel ange qui, les mains jointes, adore Dieu dans ses œuvres. Elle avait en effet l’habitude de croiser ses doigts effilés quand une chose excitait son admiration. Et ce matin, comment n’aurait-elle pas admiré le jardin fleuri qui déroulait ses symphonies de nuances et de parfums à l’infini !

Mireille avait un enthousiasme sans bornes pour la nature, comme si ses beaux yeux striés d’or s’étaient ouverts, ainsi que deux fleurs sombres, à l’ombre des bois murmurants. Toute petite, alors que la roulotte de Marcello s’arrêtait en pleine campagne, l’enfant s’en élançait pour aller cueillir toutes les fleurs qu’elle rencontrait sur son chemin.

Lorsque ses petits pieds étaient las, elle s’asseyait dans l’herbe, sous l’ombrage d’un arbre ou d’une haie fleurie, et elle observait, dans un ravissement qui lui paraissait exquis, toutes les délicates merveilles qui l’entouraient. Elle écoutait chanter les oiseaux, murmurer les abeilles ; elle caressait les mousses et buvait dans le creux de sa main à l’eau des sources fraîches qui gazouillaient sous les ramilles.

Au retour, Marcello la grondait parce qu’elle n’avait pas assisté à la répétition ; mais elle emportait, dans son regard et dans sa mémoire trop de reflets et de souvenirs pour se désoler des reproches. Puis, Juana n’était-elle pas là pour effleurer sa joue d’un baiser et mettre dans un vase la gerbe rapportée, afin qu’elle en eût plus longtemps la joie des couleurs et des parfums !

Ce beau matin de mai qui la trouvait dès l’aurore à sa fenêtre la tentait comme autrefois l’espace vu de la lucarne grillée de la roulotte. Elle n’y put résister.

Personne n’était encore levé dans la maison, mais n’avait-elle pas la glycine du balcon pour arriver jusqu’au jardin ? Une petite gymnaste de sa force ne pouvait s’arrêter devant une