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HISTOIRE DE l’AFFAIRE DREYFUS


sements. Aussi, dès que D’Aboville a nommé le juif, la vieille folie atavique se réveille et opère. Oui, c’est lui, nul autre que lui. Et tout l’État-Major s’étonne de n’avoir pas, plus tôt, flairé Judas.

Au fait, ne l’avait-on pas flairé ? On se remémore ses moindres paroles, ses moindres gestes. On en invente au besoin. Autant de preuves. Le soupçon est devenu tout de suite une certitude, puisqu’il s’agit d’un juif. Et, puisqu’il s’agit d’un juif, toute pitié est aussitôt étouffée, jusqu’à la notion élémentaire, la plus primitive, des droits de l’accusé. C’est avec une joie féroce et sainte qu’on le précipite dans l’abîme. Tous les moyens seront bons pour le perdre. Du premier jour, de la première heure, son crime, le crime du juif, éclate comme un article de foi.

Cette crise d’hystérie va s’étendre, en peu de jours, de l’État-Major à l’armée, au pays.

Alors les grands chefs se trouveront les prisonniers de la folie qu’ils ont eux-mêmes déchaînée. Y résister, ce serait se faire les complices du traître, corrompus par l’or des siens, de la Jérusalem aux coffres inépuisables. Ils entrevoient l’erreur initiale. Ils sont, eux, de sens rassis ; ils savent ; ils ont pesé l’inanité des prétendues preuves. Mais comment s’en confesser sans se taxer de légèreté, d’incurie, de précipitation, d’une horrible sottise ? Donc, à tout prix, pour se sauver eux-mêmes, il faut perdre l’infortuné. Un seul a des motifs particuliers, personnels, terribles de redouter la vérité. Mais ils ont tous un même intérêt à faire condamner l’innocent. Et de l’erreur, par une pente insensible, ils glissent tous au crime.