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LA DÉGRADATION


vécu d’avance la scène dont sa chair avait eu le frisson.

Il avertit sa femme : « Le supplice cruel et horrible approche ; je suis prêt à l’affronter dans la dignité d’une conscience pure et tranquille. » Il lui demanda de lui envoyer son sabre[1], celui qu’il porterait pour la dernière fois à la parade d’exécution, et qui serait brisé devant l’armée et le peuple.

Quelques instants après qu’il eut écrit cette lettre, Dreyfus vit entrer le commandant Du Paty de Clam dans sa cellule[2].

Mercier, dans son triomphe, en sentait la fragilité. Il n’était pas homme à se dire qu’il y a dans le droit une puissance morale plus forte que toutes les puissances matérielles. Mais le crime de Dreyfus ne serait un fait que le jour où lui-même l’aurait avoué. Tant que le condamné protestait de son innocence, sa culpabilité était éphémère. Le monde convaincu de sa félonie pesait moins que ce prisonnier jurant qu’il est sans reproche. Un jour viendrait où son cri serait entendu.

Ç’avait été, dès le début, une des préoccupations aiguës de l’État-Major : obtenir un aveu, quelque chose qui ressemblât à un aveu. La scène de la dictée, la mise au secret au Cherche-Midi, tous les pièges et toutes les tortures ont échoué.

L’aveu qu’il refusait, en vain les journaux à gages l’ont annoncé. Mercier lui-même a dû les démentir.

Dix fois déjà, Du Paty, puis D’Ormescheville ont demandé à Dreyfus s’il ne s’est pas laissé prendre à

  1. Lettre du 31 décembre, 5 heures du soir.
  2. Lettre de Dreyfus à Demange, du 31 décembre : « Le commandant Du Paty est venu aujourd’hui lundi, 31 décembre 1894, à cinq heures et demie du soir, après le rejet du pourvoi… » (Cass., III, 534.)