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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


même amateur, car le bordereau, pour tout œil exercé et non prévenu, avait été tracé d’une plume courante, rapide, et sans reprises, sans hésitations, d’une écriture habituelle et libre. Cependant, Bertillon, la semaine précédente, avait pu commettre cette erreur sans honte, obsédé qu’il était par le souvenir du testament de la Boussinière. S’il la reprend, aujourd’hui qu’il connaît le nom de Dreyfus, est-ce encore dans l’espoir de sauver un innocent, de l’arracher à une accusation injuste ?

Une autre pensée est plus probable chez ce fou d’orgueil. Il veut avoir eu raison, dès le premier coup, jusque dans sa réserve qui contredit sa conclusion. Il ne peut pas, il ne doit pas s’être trompé[1]. C’est sa conception du savant qui suffirait, à elle seule, à prouver sa sottise. Quoi ! s’il tournait cette réserve à l’appui même de l’affirmation qu’elle atténuait ? La forgerie, cette porte de sortie par où le traître pourrait échapper, s’il la fermait sur lui ?

Dreyfus, dans l’ignorance où il est du bordereau, s’est accroché à cette explication : il ne peut être que la victime de quelque faussaire qui lui a volé son écriture. Du Paty s’est effrayé de cette explication, de cette vive formule[2]. Il croit que Dreyfus y persistera jusqu’au bout. Qu’adviendra-t-il si les juges

  1. Cela résulte expressément de la dernière phrase de son second rapport : « Je rappelle pour mémoire que j’avais été déjà consulté une première fois, à la hâte, dès le 13 octobre, et que j’ai répondu par une affirmation catégorique d’identité en écartant (tout en la mentionnant) l’hypothèse d’un document fait avec le plus grand soin. » À Rennes, Bertillon insista pour prouver sa bonne foi : « Cet avis que j’émettais excluait-il l’hypothèse de la contrefaçon de l’écriture ? Évidemment non. » (II, 323.) Quand Bertillon dit-il la vérité ?
  2. Il la changera d’ailleurs de date, dans son rapport à Mercier, la plaçant, comme on verra, après la communication qu’il finira par faire du bordereau à Dreyfus.