Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1.djvu/187

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
165
L’ENQUÊTE


avoua quelques liaisons passagères, comme il s’en rencontre dans la vie de tout jeune officier. Mais aucune ne l’avait entraîné à de grosses dépenses. « Une femme n’aurait-elle pas cherché à vous jouer un tour ? » Dreyfus, se raccrochant à toutes les hypothèses, indique deux femmes. Il ne sait plus que l’adresse de l’une, qu’il a vue trois fois, une Autrichienne qui lui a dit connaître le commandant Gendron. Serait-ce une espionne ? Il ajoute, à la réflexion, qu’il n’a aucune raison de la suspecter. Il avait proposé à l’autre de lui louer une villa d’été à condition quelle serait sa maîtresse ; puis il s’était retiré, s’apercevant « qu’elle en voulait plus à sa bourse qu’à son cœur » ; mais cette femme, dont il n’a pas été l’amant, lui avait écrit une dernière lettre se terminant par ces mots : « À la vie et à la mort[1] ! » Du Paty ayant surpris la confidence de ces misères en feignant de lui venir en aide, Guénée, convoqué par Henry, se mit aussitôt en campagne.

Puis, de nouveau, Du Paty le laisse à la solitude, en proie au sphinx. Sa raison, cette fois, faillit chavirer, et si elle n’a pas sombré, si cette épave humaine n’a pas succombé, c’est que l’infortuné, se roidissant contre tant d’abominations et de douleur, se cramponnait, comme le naufragé à la planche, à cette idée : « Si tu meurs, si tu deviens fou, on te croira coupable ; quoi qu’il arrive, il faut que tu vives pour crier ton innocence à la face du monde. » Ce fut ce culte, cette passion de l’honneur qui le sauva du suicide comme de la folie. Tout l’idéalisme de sa race et du vrai soldat français qu’il était, est dans cette passion. Il voulut vivre pour l’honneur, il vécut.

  1. Enquête judiciaire, interrogatoires du 24 et du 29 octobre — D’Ormescheville, à son instruction, reviendra (22 novembre) sur ces histoires.