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LE BORDEREAU


plus pressant Du Paty, qui considère l’affaire comme son affaire, à qui Bertillon, s’il se prononce comme Gobert, et pour peu que Mercier ait quelque pudeur, arrachera sa proie, le juif pantelant, et les galons, la gloire de salon qui seront sa récompense !

S’il se rendit compte de la vanité de l’anthropométreur, il ne chercha pas à lui dicter son expertise ; mais, d’un mouvement tournant, il lui dit, comme Gonse à Gobert, que la culpabilité s’étayait sur d’autres preuves, que l’arrestation était décidée, irrévocablement. Cette dernière assertion, il la pouvait produire sans mensonge, puisque déjà avait été ordonnée la convocation de Dreyfus pour le 15, au matin, dans le cabinet de Boisdeffre, sous prétexte d’inspection générale, et que la lettre était écrite, prête à être portée. Un homme d’une probité vulgaire, chargé de convier Bertillon à une expertise de telle conséquence, l’un de ces bourgeois gras, sans conscience, qui se croient d’honnêtes gens, aurait laissé transpirer quelque chose de sa propre conviction et de ses propres espérances. Et l’homme qui a été envoyé à l’expert, c’est Du Paty !

Donc, tout de suite, dans le cerveau de Bertillon, entre, vague ou précise, cette première idée que l’auteur soupçonné du bordereau est déjà accablé par d’autres preuves. Il croit à la loyauté spéciale, rigoureuse entre toutes, des hommes qui portent l’uniforme, surtout des officiers, à plus forte raison des plus éminents d’entre eux. Qui n’y croyait alors ? Le ministre de la Guerre était-il capable de se risquer à la légère dans une aussi horrible aventure ? Non, évidemment. Des officiers dénonceraient-ils un camarade, sans être bien certains de leur fait ? Non, encore.

C’est sous cette impression qu’il se met à l’œuvre.