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RENNES


appelé Lebrun-Renaud, rouvert la question des aveux malgré l’arrêt des Chambres réunies, — et six des témoins de Quesnay.

Le vieux colonel s’était longuement préparé à l’interrogatoire de Dreyfus et à paraître impartial, — c’est-à-dire, « selon la tradition française[1] », hostile, à épouser l’accusation et à traiter l’accusé en coupable. Naturellement bon, mais non moins bourru, il affecta encore de durcir sa voix et de bousculer cet homme qui, rien qu’en raison de son effroyable infortune, aurait eu droit à moins de brusquerie. Presque tous les auditeurs et, par la suite, des millions de lecteurs s’y trompèrent, ne devinèrent pas que cette rudesse, c’était pour la salle, et qu’il inclinait déjà à l’acquittement[2]. Pourtant, il ne réussit pas à dominer toujours sa compassion, qui perça quand même, mouilla ses premières paroles[3].

Il commença par faire passer à Dreyfus le bordereau, lui demanda s’il reconnaissait la fameuse pièce.

Dreyfus, debout, toujours roide, la regarda rapidement, l’infâme feuille jaunie, non moins usée que lui-même, et, la repoussant d’un geste presque machinal, répondit d’abord à mi-voix « qu’elle lui avait été déjà présentée en 1894, mais qu’il ne la reconnaissait pas ». — Esterhazy, quand le président Lœw lui avait montré le bordereau, avait goguenardé : « Je le reconnais ; seu-

  1. Chevrillon.
  2. « Un magistrat trop dur, c’est pour la salle, et il vous acquittera. » (Barrès, 138). Mathieu Dreyfus eut l’impression que Jouaust « croyait » à la culpabilité de son frère, Bernard Lazare, au contraire, « qu’il jouait un rôle de malveillant ; il ne m’a paru redouter qu’une chose, c’est qu’on l’accusât d’être favorable à Dreyfus ». Même impression de Forzinetti : « La rudesse qu’il montre me paraît voulue, c’est une attitude étudiée. »
  3. Jean-Bernard, loc. cit., 18.