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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


que[1], demandé d’occasion à l’espionnage les ressources que la Bourse et le jeu s’obstinaient à lui refuser ? Cela est possible, mais rien ne le prouve. On peut supposer qu’avant de franchir ce dernier Rubicon, un reste d’honneur l’a retenu, le souvenir de tant d’ancêtres, son nom évocateur de tant de gloires, la peur, tout au moins, du périlleux métier. En tout cas, il a cherché, pendant quelque temps, à quitter l’armée, à fuir, loin d’elle, le spectre qui le hante, à se fuir lui-même.

Dans les derniers mois de 1892, avant que le ministre eût rapporté le décret qui l’envoyait à Dunkerque, Esterhazy avait fait à Maurice Weil le récit pathétique de sa misère et l’aveu de ses déboires : « Sa carrière militaire se terminerait sans qu’il y eût un moment de fortune[2] » ; mieux valait y renoncer et, pendant qu’il était jeune encore et vigoureux (il avait alors quarante-trois ans), recommencer sa vie dans quelque emploi civil. Dès lors, il suppliait Weil de le recommander à Léon Berger, un ancien officier d’ordonnance de Saussier qui présidait à Constantinople la commission de la Dette publique ; « les bonnes places n’y manquent pas ». Weil écrivit chaleureusement à son ami, et Esterhazy s’adressa lui-même à Berger, en termes pressants : « Puisse Berger me sauver, dit-il à Grenier, ou mieux sauver les miens ! » Et encore : « Si Berger ne me trouve pas quelque chose, je n’ai qu’à me

    ciation fut l’objet de communications avec le gouvernement militaire de Paris. — Le général Annenkof a raconté qu’Esterhazy et Henry avaient été au service de la Russie, avant la conclusion de l’alliance.

  1. Procès Zola, I, 295, Picquart. (Voir pp. 33 et 38.)
  2. Lettre à Grenier, décembre 1892. — Esterhazy lui demandait son appui auprès du commandant Berger.