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ESTERHAZY

J’ai eu, écrit-il, une engueulade homérique avec le Freycinet. Il a commencé, mais j’ai riposté dans la ligne basse ; je crois que j’ai touché la charogne. Vous m’aviez dit qu’il était très froid et très maître de lui ; je l’ai fait absolument sortir des gonds. Mon opinion se résume toujours en ceci : les cochons ! les cochons ! les cochons ! Je ne crois pas beaucoup à Dieu se mêlant de nos affaires, mais, s’il s’en mêle, il doit faire couler ce pays à pic, à bref délai. C’est trop sale et, surtout, trop lâche[1].

Freycinet dit qu’il entrevit seulement « ce grand escogriffe » dans le bureau de son secrétaire, Lagrange de Langre. — Et, certainement, devant le ministre de la Guerre, Esterhazy n’eut pas l’insolence d’Achille. Les maîtres chanteurs de son espèce ne menacent pas ; ils insinuent, promettent, effrayent. — En conséquence, le jour même, Freycinet adressa une note explicite au directeur de l’infanterie :

J’ai vu le major Esterhazy et je l’ai autorisé à m’adresser, avec certificats médicaux à l’appui, une demande de congé jusqu’au 31 décembre. Dans le travail de fin d’année, on l’affectera à un régiment du 3e corps, conformément à la demande des généraux Saussier et du Guiny[2].

Esterhazy, à qui cette note fut transmise par le général Gallimard, poussa ses avantages. Avisé par Weil qu’il y

  1. Carte-télégramme du 1er novembre 1892 à X… — Plus tard, Esterhazy répète encore qu’il eut « avec M. de Freycinet, face à face, dans son cabinet, une explication plutôt vive et qu’il lui annonça d’avance tous les scandales Cornélius Herz ». (Dép. à Londres, Éd. de Paris, 80.) L’incident fut résumé par Grenier, d’après Esterhazy, au procès de Rennes (II, 4). C’était Grenier qui avait mené Esterhazy chez Lagrange de Langre qui le présenta au ministre (Cass., I, 714). Freycinet, qui avait oublié sa lettre au général Gallimard, dit à Grenier, qui en déposa à Rennes, « qu’il ne se souvenait nullement avoir reçu Esterhazy ». En effet, il écrit seulement à Gallimard qu’il l’a vu.
  2. Note autographe du 1er novembre 1892.