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LA COLLUSION


la République et aux ministres ; il pourra réclamer de Billot une enquête « loyale » ; en cas de refus, il saisira l’opinion. Mais le nom de Picquart ne doit même pas être prononcé. Ainsi lié, comment Scheurer pourra-t-il justifier que le traître, c’est Esterhazy ? « En vérité, observe-t-il doucement, ce n’est pas facile[1]. »

Leblois, lui aussi, n’était pas à l’aise et sa situation n’était pas commode ; surtout, il l’a lui-même empirée.

Déjà, lors de ses premières conversations avec Leblois, puis, pendant les longs mois de son séjour en Alsace, quand il correspondait avec lui, Scheurer s’était impatienté de l’éternel « donner et retenir » de l’avocat. Le plus droit et le plus résolu des hommes, une fois qu’il avait pris une décision, il ne s’expliquait pas ces variations agaçantes. Tantôt Leblois semble séduit par la perspective de jouer son rôle, au côté de Scheurer, bien qu’il ne se dissimule aucun des dangers de l’entreprise, mais parce qu’il en a certainement aperçu la beauté. Tantôt, au contraire, il veut être seulement l’avocat de Picquart, il n’a d’autre mission que de le défendre, et « c’est méconnaître ses intentions et les faits » que le croire animé du seul désir de substituer le traître à l’innocent[2]. Ainsi, tour à tour plein d’ardeur et plein

  1. Mémoires de Scheurer.
  2. Procès Zola, I, 97, Leblois : « Je suis l’avocat du colonel Picquart. » C’est ce qu’il ne cessa de dire à Pellieux, à Ravary, à Fabre : « Vous n’avez en réalité, lui dit le juge, songé qu’à une chose : amener le gouvernement à poursuivre Esterhazy pour trahison ? — Je proteste, répond Leblois, contre cette interprétation de mes actes ; elle est contraire aux faits et à mes intentions. » (196.) Fabre lui rappelle la décision du conseil de l’Ordre qui l’a frappé pour avoir fait à Scheurer une communication qu’il n’avait pas le droit de faire, comme avocat ; Leblois répond que « l’interprétation donnée par le juge à cette décision devrait, si elle était fondée, lui assurer le