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LA COLLUSION


Cette notice serait-elle tombée sous les yeux, entre les mains de Dreyfus ? Alors tout s’explique. Muni de cette pièce, le Juif a décalqué l’écriture d’Esterhazy pour fabriquer le bordereau. En fait, Esterhazy avait bien écrit autrefois « une étude de sept ou huit pages » sur le combat d’Eupatoria, mais en 1893, et l’avait à cette époque, en mars, montrée à plusieurs officiers, notamment au capitaine Bergouignan[1]. Il s’est souvenu de l’incident et, là-dessus, a bâti son roman avec Henry.

Au surplus, Esterhazy n’est « qu’un simple officier de troupe, aussi peu répandu que possible dans le monde militaire » ; comment aurait-il connu les documents énumérés au bordereau ? « Un seul a été entre ses mains, le projet de manuel de tir, ou le manuel définitif. » Un officier juif le lui a prêté ; — Bernheim, au contraire, refusa de le lui prêter ; — mais c’est « à une époque bien postérieure aux seules manœuvres pour lesquelles il ait été désigné[2] ». (Manœuvres de cadres, en mai ; Esterhazy sait, par Henry, que la fausse date d’avril a été attribuée au bordereau.) À une époque où l’expédition de Madagascar n’était pas décidée, il n’en pouvait rien savoir. Autre argument : « Un homme de l’éducation d’Esterhazy et élevé dans son milieu, s’adressant à l’attaché militaire, ne l’aurait pas appelé « Monsieur » ; il lui eût donné son grade ou son titre. » Aussi bien, il n’était pas seulement désigné par son écriture et sa situation gênée « pour être la victime de cette affreuse machination » ; mais les Juifs

  1. Rennes, II, 494, lettre de Bergouignan à l’expert Varinard (de Tarbes, le 21 août 1899).
  2. Ainsi, c’est bien Esterhazy qui raconte le premier que Bernheim lui a prêté le manuel. Cela n’empêchera pas Pellieux de dire, au procès Zola : « On a voulu prouver que le commandant Esterhazy avait eu cette pièce entre les mains, et on a appelé au témoignage d’un lieutenant Bernheim qui, par hasard, s’est trouvé être israélite, et qui est venu déposer. Cet officier a été obligé de reconnaître qu’il n’avait pas communiqué à Esterhazy le manuel, mais un règlement d’artillerie sur les pièces de siège… etc. » (II, 12). C’est cette version qu’Esterhazy adoptera, dès qu’il sera informé des déclarations de Bernheim ; il dira alors qu’il n’a eu que ce règlement, « qui vaut 80 centimes et qu’on peut trouver dans toutes les librairies » (Cass., II, 99, Enq. Pellieux ; Procès Esterhazy, 131.)