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LA COLLUSION


allait le tuer et qu’il se ferait ensuite lui-même sauter la cervelle. Schwarzkoppen, très tranquille, alla à la sonnette.

Cela calma Esterhazy, et quelques grandes rasades d’eau-de-vie qu’il se fit verser lui rendirent sa raison. La conversation continua sur un ton plus rassis. De menaçant, il devint suppliant : « Je vous aurais couvert, lui dit Schwarzkoppen (soldat prussien chez qui sommeille un Souabe sentimental), si l’autre n’était pas là-bas. » Esterhazy lui confie alors qu’il pourra peut-être se débrouiller d’une autre façon ; exhibant la lettre anonyme qui lui a été remise par Gribelin, il raconte qu’il va avoir, tout à l’heure, un rendez-vous[1] avec des officiers qui lui sont envoyés par l’État-Major. Et, comme il lui est impossible d’ouvrir la bouche sans mentir, il exprime une vague crainte que ce ne soit un guet-apens. Peut-être va-t-il être empoigné, coffré. Si on ne l’a pas attiré dans un piège, il reviendra dans la soirée[2].

Il reprit son fiacre qui l’avait attendu devant l’ambassade (il était en vêtements civils, l’entretien avait duré près d’une heure) ; et, toujours suivi par Desvernine, il alla dans un établissement de crédit, puis au journal la Patrie, dont le rédacteur était des amis d’Henry. C’était ce Millevoye qui avait porté à la tribune de la Chambre les faux du mulâtre Norton et qui s’était effondré sous les huées. Il se rendit ensuite au jardin du Luxembourg, où Desvernine le perdit[3].

Arrivé au parc de Montsouris, il vit descendre d’une voiture son visiteur du matin, les yeux toujours cachés sous des conserves bleues, et un autre personnage,

  1. Il dit, ou Schwarzkoppen comprit : « Au parc Monceau » pour « Montsouris ».
  2. Récit de Schwarzkoppen à Panizzardi.
  3. Cass., II, 734, Desvernine.