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SCHEURER-KESTNER


quels qu’aient été les outrages, les amertumes, n’ont jamais oublié un seul instant leur devoir envers la patrie. Et le jour où la lumière sera faite, où la vérité sera découverte, et il faut qu’elle le soit, ni le temps, ni la patience, ni la volonté ne devant compter devant un but pareil, eh bien ! si je ne suis plus là, il t’appartiendra de laver ma mémoire d’une flétrissure que rien n’a justifiée. Si atroces qu’aient été les tortures qui m’ont été infligées, et que les passions qui égarent parfois les hommes peuvent seules excuser, je n’ai jamais oublié qu’au-dessus des hommes, qu’au-dessus de leurs passions et de leurs égarements, il y a la patrie ; et c’est à elle alors qu’il appartiendra d’être mon juge suprême.

Dans un adieu qui semblait devoir être le dernier, il remerciait sa femme de son dévouement et tous les siens, les amis qui n’avaient pas douté de lui.

Nous suivions, Darlan et moi, les bords de l’Allier, pendant que je lui faisais ces révélations inattendues, car les propos de Scheurer n’étaient pas encore venus à lui, et ni Méline ni Billot ne l’avaient informé de rien. Il ne me répondit pas seulement par des phrases sur le respect de la chose jugée, mais allégua une prétendue preuve postérieure à la condamnation, cette copie (il disait : ce brouillon) du bordereau qui avait été prise, à l’île de Ré, dans un vêtement de Dreyfus. Je n’eus pas de peine à lui démontrer combien était absurde l’hypothèse que le traître, quel qu’il fût, eût fait et conservé un brouillon de l’infâme missive. Et, si Dreyfus avait tenu à en emporter une copie dans son bagage, c’était une preuve de plus qu’il était innocent, car, coupable, il n’aurait pas eu besoin de s’en remémorer le texte[1].

  1. 8 septembre 1897.