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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


menues faveurs ; et par sa politique, parce qu’il repoussait, avec une égale énergie, les entreprises fiscales du radicalisme et les utopies révolutionnaires des socialistes. Le gros du parti républicain ne lui savait pas un moindre gré d’avoir fait échouer les projets d’impôt progressif sur le revenu et d’avoir défendu, comme une liberté, le principe de la propriété individuelle. Il voulait la paix religieuse, et, bien qu’on l’accusât déjà de glisser sur la pente qui mène au cléricalisme, on ne pouvait lui reprocher encore que trop d’indulgence pour l’Église et les moines. On ne l’avait cru longtemps qu’un habile avocat, le défenseur patenté de l’agriculture ; il avait les apparences et il donnait l’impression d’un homme d’État.

La situation paraissait si favorable que certains amis du ministère l’engagèrent à anticiper la consultation nationale de quelques mois. On éviterait ainsi les agitations stériles d’une fin de législature, dominée par les préoccupations électorales, dangereuses entre toutes. Et, surtout, ébloui encore par l’éclat des fêtes russes, le suffrage universel acclamerait le programme du ministère et renverrait sur les bancs de la nouvelle Chambre une forte majorité gouvernementale. Méline n’osa pas.

D’ailleurs, il n’apercevait aucun nuage à l’horizon.

Quelques jours après que Félix Faure eut quitté Pétersbourg, le ministre des Finances russes causait avec un haut fonctionnaire français. « Je ne vois, lui dit-il, qu’une affaire qui puisse causer de grands troubles dans votre pays ; c’est celle de ce capitaine qui a été condamné, il y a trois ans, et qui est innocent[1]. »

  1. Ce récit m’a été fait, quelques semaines plus tard, par l’interlocuteur même de M. de Witte (Dubois de l’Estang), en présence de Maurice Paléologue, du professeur Pozzi et de Becque, l’auteur dramatique.